Le profond ressentiment de larges segments de la société contre ce qu’ils considèrent comme « l’establishment », en particulier la classe politique, n’est pas nouveau. Les manifestations des « gilets jaunes » en France, déclenchées par la décision du président Emmanuel Macron d’augmenter les impôts sur le carburant au nom de la lutte contre le changement climatique, ne sont que le dernier exemple de l’ampleur de cette aliénation.
Il y a de bonnes raisons au mécontentement actuel : quatre décennies de promesses faites par les dirigeants politiques à la fois du centre gauche et du centre droit, adeptes de la foi néolibérale selon laquelle la mondialisation, la financiarisation, la déréglementation, la privatisation et une foule de réformes connexes apporteraient une prospérité sans précédent, se sont évanouies sans être tenues. Bien qu’une petite élite semble avoir fortement prospéré, de larges pans de la population ont été évincés de la classe moyenne et poussés vers un nouveau monde de vulnérabilité et d’insécurité. Même les dirigeants dans les pays avec des niveaux faibles mais croissants d’inégalité ont senti la colère de leur public.
Si l’on regarde les chiffres, la France semble mieux lotie que la plupart des pays, mais ce sont les perceptions, non les chiffres, qui comptent ; même en France, qui a évité une partie de l’extrémisme de l’ère Reagan-Thatcher, la situation de nombreuses personnes est difficile. Lorsque les impôts sur les très riches sont abaissés, mais augmentés pour les citoyens ordinaires pour répondre aux exigences budgétaires (qu’elles proviennent de la lointaine Bruxelles ou des riches financiers), il n’est pas surprenant que certains soient en colère. Le refrain des gilets jaunes témoigne de leurs préoccupations: « Le gouvernement parle de la fin du monde. Nous sommes préoccupés par la fin du mois ».
Il y a, en bref, une méfiance grave dans les gouvernements et les politiciens, ce qui signifie que demander des sacrifices aujourd’hui en échange de la promesse d’une vie meilleure demain ne passera pas. Et cela est particulièrement vrai des politiques de « ruissellement »: des réductions d’impôts pour les riches qui sont censées profiter a tout le monde au final.
Quand j’étais à la Banque mondiale, la première leçon de réforme politique que j’ai apprise est que le séquençage et le rythme sont importants. La promesse du Green New Deal qui est maintenant défendue par les progressistes aux États-Unis satisfait ces deux dimensions.
Le Green New Deal repose sur trois observations. Tout d’abord, il y a des ressources inutilisées et sous-utilisées – en particulier le talent humain – qui peuvent être utilisées plus efficacement. En second lieu, s’il y avait une plus grande demande pour les personnes peu et moyennement qualifiées, leurs salaires et niveaux de vie augmenteraient. Troisièmement, un bon environnement est un élément essentiel du bien-être humain, aujourd’hui et dans l’avenir.
Si on ne s’attaque pas aux défis du changement climatique aujourd’hui, d’énormes charges seront imposées à la prochaine génération. Il est tout simplement inacceptable que cette génération transmette les coûts à la suivante. Il est préférable de léguer des dettes financières, qui peuvent être gérées d’une manière ou d’une autre, que de confronter nos enfants à une catastrophe écologique potentiellement impossible à gérer.
Il y a près de 90 ans, le président américain Franklin D. Roosevelt a répondu à la Grande Dépression avec son New Deal, un ensemble audacieux de réformes touchant presque tous les aspects de l’économie américaine. Or, c’est plus que le symbolisme du New Deal qui est invoquée aujourd’hui. Il s’agit de sa raison d’être: mettre les gens au travail, comme FDR l’a fait aux Etats-Unis qui croulaient sous le poids du chômage. À l’époque, cela passait par des investissements dans l’électrification rurale, les routes et des barrages.
Les économistes ont débattu de l’efficacité du New Deal – ses dépenses était probablement trop faibles et pas assez soutenues pour générer le type de reprise dont l’économie avait besoin. Néanmoins, il a laissé un héritage durable en transformant le pays à un moment crucial.
Le Green New Deal devrait pouvoir en faire autant. Il peut fournir des transports en commun, reliant les personnes aux emplois, et moderniser l’économie pour relever le défi du changement climatique. En même temps, ces investissements créeront eux-mêmes des emplois.
Il est reconnu depuis longtemps que la décarbonisation, si elle est faite correctement, créerait de nombreux emplois, au moment où l’économie se prépare à un monde basé sur les énergies renouvelables. Bien sûr, certains emplois – par exemple, ceux des 53 000 mineurs de charbon aux États-Unis – seront perdus, et des programmes seront nécessaires pour reconvertir ces travailleurs vers d’autres emplois. Pour revenir au refrain: le séquençage et le rythme des politiques sont importants. Il aurait été plus logique de commencer par créer de nouveaux emplois avant que les anciens emplois soient détruits, pour faire en sorte que les bénéfices des sociétés pétrolières et de charbon soient imposés et que les subventions déguisées qu’elles reçoivent soient éliminés, avant de demander aux travailleurs qui ont à peine assez pour survivre de payer davantage.
Le Green New Deal envoie un message positif à propos de ce que le gouvernement peut faire, pour cette génération de citoyens et la suivante. Il peut fournir aujourd’hui ce dont ceux qui souffrent aujourd’hui ont le plus besoin – de bons emplois. De plus, il peut fournir les protections contre les changements climatiques qui sont nécessaires pour l’avenir.
Le Green New Deal devra être élargi, et cela est particulièrement vrai dans les pays comme les Etats-Unis, où de nombreux citoyens ordinaires n’ont pas accès à une bonne éducation, des soins de santé adéquats ou un logement décent.
Le mouvement populaire derrière le Green New Deal offre une lueur d’espoir pour l’establishment malmené: il doit l’embrasser, l’étoffer et l’intégrer au programme progressiste. Nous avons besoin de quelque chose de positif pour nous sauver de l’affreuse vague de populisme, de nativisme et de proto-fascisme qui déferle sur le monde.
Traduit de l’anglais par Timothée Demont
Joseph E. Stiglitz est le lauréat du Nobel Memorial Prize in Economic Sciences de 2001. Son dernier livre s’intitule Globalization and its Discontents Revisited: Anti-Globalization in the Era of Trump .
© Project Syndicate 1995–2019
Lejecom