En 2017, l’Église malienne était accusée d’évasion fiscale et de détenir des comptes bien remplis en Suisse et ailleurs. Depuis ces révélations, Monseigneur Jean Zerbo évitait religieusement la presse. Quelques semaines plus tard, il devenait le premier Malien de l’histoire créé Cardinal, le dixième Africain. L’occasion était belle pour s’exprimer. Il n’en fit rien, des déclarations circonstanciées mises à part. Pour Journal du Mali, il a accepté de sortir de son mutisme.
C’est dans ses appartements privés, au milieu des portraits du jour de sa consécration, qu’il nous reçoit, en prenant le soin de s’asseoir juste en dessous du portrait de Monseigneur Luc Auguste Sangaré, son mentor, un homme pour lequel il a le plus grand respect. À 75 ans, le cardinal se dit en mission pour un Mali retrouvé, un « Mali qui retombe sur ses jambes et non sur son cou ».
Le 28 juin 2017, vous êtes devenu le premier Malien créé Cardinal. Comment l’avez-vécu ?
Ca a été une grande surprise pour moi. Ce jour-là je me trouvais à Faladiè pour une cérémonie qu’on appelle la confirmation. Moi mis à part, tout le monde semblait être au courant de la nouvelle. Ils me regardaient donc d’une certaine façon et j’en cherchais la raison. Une sœur est venue me voir avec un téléphone, me disant que le Secrétaire de la Conférence épiscopale voulait me parler. J’ai pensé que c’était pour la nomination de l’évêque de Mopti. Celui qui occupait cette fonction était décédé en 2016, je m’attendais donc à ce que l’on parle de cela. Il m’a vite fait savoir que ce n’était pas pour cela, avant de m’apprendre que j’avais été retenu pour être créé Cardinal. Je l’ai pris avec beaucoup d’humilité. Qu’ai-je fait pour mériter cet honneur ? Je n’en sais rien.
Le Mali est dans une période difficile. Qu’un ressortissant de ce pays ait été choisi comme une ressource pouvant aider l’humanité… Pour servir à relever la réputation du Mali, de ma famille, de la communauté chrétienne, j’ai accepté cette fonction avec humilité.
Votre mission a-t-elle évolué ?
Les problèmes qui concernent la communauté chrétienne du Mali, et même la communauté humaine en général, nous les portons. Nous le faisons à deux niveaux. Nous devons tout d’abord nous poser en sentinelles, en veilleurs. La sentinelle doit scruter, relever, tous les signes. Faire le tri entre ceux qui pourront causer préjudice par la suite et ceux qui ne sont que des bruits. Le leader religieux doit d’abord être une sentinelle. Ensuite, il faut être un intercesseur. À deux niveaux également, entre les humains tout d’abord. Cultiver le vivre ensemble entre les parents et les enfants, entre les époux, au sein du service, sur le plan politique. Partout où se trouvent les humains naissent des conflits, mais le plus important est de les aider à faire le dépassement et à se comprendre.
En second lieu, il faut prier. C’est pourquoi il est demandé aux religieux d’être des personnes recueillies, afin qu’ils puissent présenter les besoins des humains devant Dieu. Être recueilli d’abord pour soi-même. Quand on est leader religieux, les gens peuvent vous rendre orgueilleux. Chacun de nous se connait. Plus tu t’approches de Dieu et plus tu te rends compte que tu es un pêcheur. Nous avons des religieux qui, parce qu’ils ont adulés, deviennent de petits dieux. Cela ne se devrait pas. À ce moment, tu sors de ton rôle et tu deviens une idole. Une fois, une personne m’a dit que j’étais son idole. Je lui ai répondu que non, car une personne qui croit en une idole n’est pas un croyant. Il a par la suite précisé le sens dans lequel il avait employé le mot, mais je souhaitais lui montrer que je n’étais qu’un homme simple. Je peux poser un acte qui lui plaira aujourd’hui et demain en poser un autre avec lequel il sera en total désaccord.
Avez-vous des responsabilités au sein du Vatican ?
Être créé Cardinal signifie que vous êtes un collaborateur direct du Pape. Une de nos tâches est de participer à l’élection du nouveau Pape. Dès ma nomination a été créé un ministère spécial chargé de la Famille. Je suis dans ce dicastère.
Quels sont les problèmes de la communauté chrétienne du Mali ?
Toute communauté doit miser sur sa jeunesse. Au point que le Pape a tenu une grande réunion en 2018, où étaient rassemblés les délégués des jeunes à travers le monde. Une des préoccupations de notre pays est sa jeunesse. C’est une chance, mais également un défi. Faute de pouvoir être absorbée par le gouvernement, cette jeunesse se résout à emprunter la route du désert, à tenter l’aventure, et ce avec toutes les conséquences que nous connaissons. C’est un grand défi que toute Église doit gérer avec la société. Nous faisons face également à l’équation de la famille. Nous entendons des histoires qui convergent vers la fragilité actuelle des foyers. Et quand la famille n’est plus solide dans une société, cette dernière va à sa perte.
Chacun de nous, à un moment de notre vie, connait des crises. Mais ces crises passagères ne nous définissent pas. Il n’est pas rare de voir une personne que l’on croyait irrécupérable changer pour le mieux quelques années plus tard. Donc cette crise de la jeunesse ne doit pas nous effrayer, elle devrait nous appeler à davantage de responsabilité. Et cela commence au sein de la famille. C’est pourquoi, tous les samedis, je dis une messe pour les familles. Je me suis pour cela inspiré du chant d’Amadou et Mariam « Les dimanches à Bamako, c’est le jour des mariages ». Que d’accidents ces jours-là! Les jeunes qui font les fous sur des motos ou avec des voitures, des gens excédés qui les maudissent. A contrario, nous faisons des bénédictions. Que Dieu bénisse le foyer de ceux qui se marient. Que, dans les familles où les choses vont bien, cela puisse continuer, que dans les familles dans lesquelles il y a des crises, il y en a partout, les membres arrivent à s’entendre. Les jeunes qui n’arrivent pas à se décider, que le Seigneur les conduise vers le partenaire adéquat. Et les autres, ceux qui ne veulent pas se marier, qu’ils sachent que dans l’Église, il y a les prêtres et les religieuses, qui restent célibataires, se consacrent à Dieu et prient pour les familles.
Le rôle d’un leader religieux est très important, notamment en période de crise. Quelle approche prônez-vous afin d’aider le pays à se relever ?
C’est au moment des crises que nous devons, particulièrement la jeunesse, montrer notre capacité de résilience. Nous ne pouvons baisser les bras et tenir des discours abattus. Moi, je m’engage afin que l’on puisse sauver la situation et j’accepte ma nomination comme une mission à mener dans ce sens. Comment y arriver ? Je l’ai évoqué plus haut, en étant une sentinelle.
Mais je ne puis le faire seul. C’est pourquoi que les leaders religieux doivent travailler de concert. Cette mission, nous l’avons hérité de nos ainés, Mgr Luc Sangaré, Balla Kallé et Oumar Ly. C’étaient les trois, quand j’étais jeune évêque, que j’admirais. Ce sont eux qui, quand ça n’allait pas au Mali, allaient voir le Président de la République. Ils ne sont plus là. Nous sommes donc investis de cette mission et je compte bien la mener je suis. Je ne veux pas égaler personne, je veux simplement faire avec ce que je suis. Sans compter que les temps ont changé. À l’époque, tout le monde ne pouvait pas parler, mais aujourd’hui nous sommes en démocratie, l’expression est plus libre. J’ai suivi la tournée d’Ousmane Chérif Haidara (en janvier et février), je l’ai écouté. Son discours est un discours de tailleur. Pas celui qui coupe et jette. Mais le tailleur avec l’aiguille et les fils. Ça fait mal, mais quand il a fini de raccommoder, ça guérit. Il tient un discours fédérateur. Les religions ne sont pas là pour mettre les gens dos à dos. Fédérer, c’est ce qui sauvera ce pays, et non tirer à boulets rouges sur les autres. Aimer son prochain comme Dieu le demande, car le seul jugement est celui de Dieu. Nous n’avons pas de leçons à lui donner, nous devons plutôt avec humilité recevoir les siennes. Et les médias doivent nous aider en faisant des analyses non partisanes des situations. Ce n’est pas le cas pour l’heure. Beaucoup nous disent de nous méfier des journalistes. Je me méfie, mais j’ai confiance.
Après la présidentielle de 2018, vous avez entrepris, avec d’autres chefs religieux, de concilier les positions des leaders politiques. Alors que d’habitude vous vous faites discret…
J’étais ici au moment du coup d’État de 1991. Le jour de l’arrestation de Moussa Traoré la ville était au bord de l’implosion. J’étais chez mon frère quand j’ai reçu un coup de téléphone disant que Moussa avait été arrêté. Aussitôt nous avons entendu des coups de feu. Il y a eu des tueries qui m’ont laissé sans voix. Ça m’a fait mal. Notre démocratie a été acquise sur de nombreux péchés, puissions-nous les expier. Ce jour-là, ce sont nos enfants qui ont été les martyrs et c’est terrible. Quand j’y repense, j’ai mal. Qui était responsable ? Moussa Traoré ou les acteurs du mouvement démocratique ? Qui a utilisé les enfants comme boucliers ? En général, quand ça chauffe, c’est au chef de famille d’aller s’enquérir de la situation. C’est ma réflexion personnelle. J’ai 75 ans passé, mais je me dois de pousser cette réflexion, afin que ce qui s’est passé en 1991 ne se répète plus jamais dans notre pays. Jamais !
Si nous sommes obligés de sacrifier nos enfants pour la démocratie ou je ne sais quelle dénomination politique, c’est comme si nous nous crevions un œil afin que notre voisin devienne aveugle (Banyengo). Je parle avec mon cœur.
L’URD m’a envoyé les conclusions de son congrès. Elles disaient : « nous ne partirons plus en guerre, nous pensons que ce serait irresponsable de tenter un coup de force. Nous déplorons la manière dont les élections se sont passées, mais nous assumons ». J’ai relevé cette partie et j’ai dit au Président de l’URD que je partageais ce point de vue. Ça nous évitera une crise postélectorale qui ne nous mènera nulle part. Nous devons changer les ressentiments en amour et en sacrifice pour ce pays. Nous serons jugés sur la manière dont nous gérons cette crise. Il nous faut nous atteler à ce que l’histoire qui en sera contée ne soit pas une tragédie.
Vous avez vécu plusieurs évolutions du Mali. Quel est votre regard sur le pays aujourd’hui ?
En dépit de tout ce qui se dit, je reste optimiste. L’unité nationale doit être préservée. C’est d’ailleurs au nom de cette unité que nous devons mettre de côté nos différends. Des personnels de certaines ambassades sont venus me voir afin que nous explorions l’idée d’imiter la Suisse. Je leur ai opposé un non ferme. « Vous avez votre modèle, ne venez pas nous l’imposer. Respectez notre choix. C’est ce qui avait été décidé au moment de l’indépendance. Nous sommes des partisans de Modibo Keita. C’était un grand homme. Chaque année, le 22 septembre était consacré jour de la rentrée scolaire pour tous les établissements. Il rassemblait tout le monde ce jour-là et tenait des discours marquants. Il disait : « nous avons pris un risque, un grand. Ce risque c’est l’indépendance. Nous n’avons rien, mais nous avons tout ». Nous nous demandions tous ce qu’il voulait dire. Après, il précisait : « ce tout, c’est vous, en regardant chacun de nous et en nous montrant du doigt. « Retournez dans vos établissements, étudiez et revenez construire ce pays. Nous avons pris le risque de l’indépendance pour vous ». Tu sortais de là en ayant l’impression que ta vie avait un sens. Mais aujourd’hui nous avons oublié toutes ces valeurs. À notre époque, quand nous finissions, nous étions aussitôt pris dans la fonction publique. Mais sachez que l’année de mon baccalauréat nous étions 13 à le passer, toutes séries confondues. Les chiffres ont explosé depuis. Il fallait préparer les gens à l’auto-emploi car le gouvernement ne pourra jamais absorber tous ceux qui passent par l’école malienne. Et, tant que la jeunesse ne sera pas convaincue de s’engager sur cette voie, aucune révolution ne nous fera sortir de l’ornière. Le Mali doit s’assumer et nous devons accepter cette montée de la jeunesse et la préparer à faire face.
Vous vous dites confiant. Pourtant ce sont les acteurs du mouvement démocratique qui sont aujourd’hui les leaders du pays ?
La meilleure des révolutions est celle qui construit, non celle qui brûle. À chaque rencontre que j’ai avec eux, je leur dis sans ambages qu’ils se sont battus ensemble contre Moussa Traoré et pour l’avènement de la démocratie. « Et, aujourd’hui, vous ne pouvez plus vous sentir. C’est inconcevable. Moussa est toujours en vie, il sera le plus heureux de voir que ceux qui l’ont combattu se font face. C’est malheureux ». En les écoutant, ils affirment tous faire pour le Mali, pour le peuple. Mais ce qui intéresse le peuple, c’est de pouvoir se nourrir, se loger, en soi de pouvoir vivre. Les querelles politiques ne sont pas ce qui les intéresse. Mais, je le répète, j’ai confiance, en notre jeunesse notamment. Faites mieux que nous, construisez, je les exhorte. J’en suis persuadé, ce pays retombera sur ses jambes et non sur son cou.
Journal du mali