Dans la région de Ségou, les changements climatiques et les violences communautaires entraînent une hausse de la malnutrition, qui touche plus de 11 % des habitants.
La tasse de lait est encore pleine. Enveloppée dans le pagne de sa mère, Lala refuse de se nourrir. La fillette de 17 mois, au crâne dégarni, ne pèse pas plus lourd qu’un bébé de 3 mois. Elle est tellement malnutrie qu’elle a perdu l’appétit. « En tant que mère, voir mon enfant dans cet état-là me rend malade », se désole Fatoumata Diarra.
Ce jeudi 6 décembre, cette mère de 30 ans vient d’arriver au centre de santé de Ségou, dans le centre du Mali. Elle espère que l’Unité de récupération et d’éducation nutritionnelle intensive (Ureni) sauvera son bébé. Sur les neuf enfants à qui elle a donné le jour, « sept sont vivants », explique-t-elle. « Il y a la maladie, mais il y a aussi le manque d’aliments. On ne trouve pas beaucoup à manger au village », poursuit Fatoumata Diarra en regardant sa fillette silencieuse.
Assise sur la natte d’à côté, Aïsseta Diarra n’a pas dormi depuis deux jours. Son bébé de 1,5 an, Seydou, 7,4 kg, ne cesse de pleurer. Il souffre, comme Lala, de malnutrition aiguë sévère avec complications. S’ils tombent malades, ces enfants ont neuf fois plus de risques de mourir que les autres. « A la maison, Seydou mange le plat familial comme tout le monde. Je n’ai pas les moyens d’acheter de la nourriture pour lui, regrette Aïsseta en tentant de calmer le petit. L’an dernier, les récoltes n’ont pas été bonnes. »
Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA), les mauvaises récoltes de 2017, dues à des pluies insuffisantes et mal réparties en raison du dérèglement climatique, ont plongé plus de 4,3 millions de Maliens dans l’insécurité alimentaire. Dans la région de Ségou, la malnutrition aiguë a augmenté de manière drastique, touchant 11,2 % de la population cette année, contre 8,9 % en 2017.
Instabilité grandissante
Assis en face des bébés d’Aïsseta et de Fatoumata, le docteur Morica Traoré ne cache pas son inquiétude : « Cette année, nous avons connu une hausse importante des enfants malnutris sévères. Ils sont 16 % de plus que l’an dernier. » Près de 4 500 enfants ont franchi le seuil du centre pour cette raison ; un nombre auquel le responsable nutrition du district sanitaire de Ségou affirme ne jamais avoir été confronté et qui lui fait craindre « une crise nutritionnelle sans précédent » dans les mois à venir.
Les récoltes prochaines devraient être meilleures grâce aux pluies abondantes (qui ont même provoqué des inondations par endroits), mais le dérèglement climatique n’explique pas à lui seul la pénurie en cours dans la région de Ségou. S’y ajoute une instabilité grandissante. « Dans le centre du Mali, les violences communautaires ont tué plus de 200 civils en 2018, chassé de chez elles des milliers de personnes, détruit les moyens de subsistance et provoqué la généralisation de la famine », alerte Human Rights Watch dans un récent rapport. Les blocus imposés à certains villages par les groupés armés empêchent même les mères de se déplacer jusqu’aux centres de santé.
En outre, lorsque certaines bravent la peur, elles risquent de trouver porte close. « Entre 15 et 20 % des structures de santé de la région ne bénéficient pas d’un accès normal », explique le docteur Koly Sissoko, responsable de la nutrition au sein de la direction régionale de la santé de Ségou : « Ça s’est accentué au premier semestre 2018, car la crise s’installe de plus en plus dans la région. » Dans les zones où règne l’insécurité, on ne se déplace plus qu’en cas d’urgence et il faut rallier des centres de santé situés parfois à plus de 50 km. Alors quand les malades l’atteignent, il est parfois trop tard.
À l’Ureni de Ségou, six bébés sont décédés cette année faute d’avoir été soignés à temps, selon le personnel. Pourtant, les admissions se multiplient. Lors de la saison des pluies, quand circulent le plus de maladies, les médecins sont débordés. « Il peut y avoir jusqu’à 30 personnes ici. Dans ce cas, on sort les matelas », explique Zeinabou Traoré, major de l’unité de prise en charge.
La salle d’hospitalisation, d’une trentaine de mètres carrés, ne compte que onze lits, quand les admissions de mères et d’enfants malnutris peuvent monter jusqu’à 80 par mois pendant la saison des pluies. « Il y a de plus en plus de cas de malnutrition aiguë sévère avec complications, alerte le docteur Sissoko. Normalement, ils représentent au maximum 8 à 10 % des cas de malnutrition. Aujourd’hui, c’est plus de 15 % des cas dans la région. »
Au bord du précipice
Lait F75 ou F100, pâte d’arachide… Dans les différentes salles de l’Ureni, des centaines de cartons d’aliments thérapeutiques, financés par l’Unicef, sont empilés. Les quantités semblent impressionnantes, mais les besoins n’ont jamais été aussi grands. « Tout ça va nous permettre de tenir un trimestre », estime Zeinabou Traoré en entrant dans un local envahi par plus de 650 boîtes de Plumpy’Nut, une pâte à base d’arachide et de lait donnée aux enfants en voie de guérison.
Aboubacar, 21 mois, a le visage encore creusé mais il est désormais hors d’affaire. Il a quitté l’Ureni de Ségou il y a deux semaines pour rejoindre son foyer au bord du fleuve Niger, à quelques kilomètres de là. « Il refusait d’avaler, mais maintenant il va bien », glisse sa mère, Saoudatou Kané, en le regardant manger son Plumpy’Nut assis dans la cour. Ses trois autres enfants n’ont pas eu cette chance. Tous sont morts. « L’un est décédé au bout d’une semaine et les deux autres à cause de la malnutrition », raconte-t-elle.
Comme Aboubacar, 120 000 enfants souffrant de malnutrition aiguë sévère ont été aidés par l’Unicef et ses partenaires l’année dernière au Mali. Combien seront-ils en 2019 ? Les projections des Nations unies estiment qu’entre juin et août prochain, près de « 416 000 personnes seront en phase de crise et d’urgence ». Derrière elles, 3 millions de personnes seraient au bord du précipice et pourraient basculer dans l’insécurité alimentaire « au moindre choc si des actions préventives ne sont pas prises à temps ».
Morgane Le Cam (Ségou, envoyée spéciale)
Le monde.fr