CARNETS. A l’Institut français de Dakar, la troisième édition des Ateliers de la Pensée s’est conclue sur les défis qui attendent l’Afrique dans le monde en plein basculement.
Il manquait la grande figure du sage à cette troisième édition des Ateliers de la Pensée dont la dernière nuit s’est tenue à l’Institut français de Dakar. Ce fut Souleymane Bachir Diagne qui, non seulement a ouvert la soirée axée sur le « basculement du monde » mais est intervenue en fin de session avec une passion qu’on ne lui voit pas souvent, sur la sensible question de l’universel. Il a appelé comme modèle la traduction (« mon dada ») qui, à travers la prise en compte de la multiplicité des langues, « permet de penser un pluriel qui ne soit pas tout de suite réduit dans l’UN, dans une langue impériale ». Oui, a dit le penseur sénégalais, « on peut revenir à l’universel et à l’humanisme parce que l’on aura fait l’expérience de l’horizontalité, et pas seulement de la verticalité. Dans horizontalité, il y a horizon, celui d’une humanité commune. » Et surtout, surtout, il a expliqué que l’universalité était une tâche en cours, « et non pas un état de choses. »
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En ouverture de la soirée, Souleymane Bachir Diagne a énuméré les défis qui attendent l’Afrique dans le monde, dont le défi démographique -et cela sans céder aux prédictions de Stephen Smith plusieurs fois visé dans ces ateliers. Défi des inégalités à l’heure où les élites connaissent une crise de la représentation, y compris les élites intellectuelles, défi démocratique (la tentation du 3e mandat), écologique et technologique.
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Interpellations sur les “basculements du monde”
Interpellations sur les “basculements du monde”
Lors du premier panel, et quand bien même était-on à l’Institut français, archi- bourré, la France a failli kidnapper le débat africain, avec des questions posées à Christiane Taubira (se présentera-t-elle aux présidentielles ?) ou à Rama Yade, sur le discours de Sarkozy, parmi d’autres propos sur la France actuelle et ses dérives. Les deux femmes étaient de cette table ronde sur les « Basculements géopolitique, écologique du monde » qui comptait aussi Edwy Plenel et Achille Mbembé. Taubira, une fois encore, avec les armes miraculeuses de la poésie, fut ovationnée, tandis que, cherchant à légitimer sa présence sur la terre de ses ancêtres, et à Dakar où elle a grandi, Rama Yade dans le cadre de ses nouvelles activités de professeur à Sciences Po et de consultante pour « Atlantic council » a appelé à un monde où l’Afrique doit davantage trouver sa place dans l’ordre international.
Haïti, RD Congo, Rwanda : espaces de symboles forts
Plus tard, dans la nuit profonde, on est parti loin de la France et du Sénégal, sur « les chemins imprévisibles de l’Histoire ». Passant par Haïti avec un exposé -et des chansons- de l’historien Laurent Dubois qui ne disait certes pas l’actualité si inquiétante du pays mais en rappelait sa place dans le basculement de l’histoire. A l’entrée du Musée des civilisations noires est venu des Caraïbes un baobab réalisé par l’artiste haitien Edouard Duval Carrier, et c’était une belle image (soit dit en passant l’oeuvre au cœur du Musée est rééllement magnifique !). Direction la RDC ensuite à l’écoute de la philosophe Nadia Yala Kisukidi dont on a découvert le merveilleux talent de conteuse. Son histoire était grave, mais au final positive (c’est elle qui avait conclu la nuit précédente sur le concept de « laetitia africana ») : en amont de ce qui allait se dérouler le 30 décembre 2018 à Béni, elle a rappelé que la commission electorale nationale indépendante avait décidé quatre jours plus tôt le report partiel des élections pour les présidentielles en RDC dans 3 districts, dont Beni, prétextant qu’il fallait en protéger la population fragilisée par des massacres des rebelles, et par Ebola.
En dépit du calendrier électoral, Béni ne voterait pas comme le reste du pays, mais plus tard, en mars, soit après la proclamation des résultats en janvier ! Or, les habitants de Béni ne l’ont pas entendu ainsi et ont décidé de porter leurs bulletins dans des urnes, un à un, et cette « micro-interruption » historique, au-delà du symbole magnifique, est apparu dans la salle comme un espoir réel, tendu au-dessus des têtes, comme si chacun sur le continent pouvait le saisir de sa main pour lui donner corps à son tour.
De nouveau, après l’intervention de Françoise Verges (« Sommes-nous humains ?), le dramaturge rwandais Dorcy Rugamba a follement ensuite ému la salle en rendant hommage à Younouss Diallo, un comédien sénégalais disparu trop tôt et avec lequel il a travaillé. Il a rendu hommage aux Sénégalais qui sont venus après le génocide porter main forte aux populations (Boubacar Boris Diop, Doudou Ndiaye Rose, etc) en faisant le déplacement jusqu’au Rwanda. “Cette solidarité montre que les réponses sont en nous, par ces liens solides », a-t-il commenté.
Du “monde commun à inventer”
Dans le troisième et dernier temps de la nuit où il s’agissait « d’un monde commun à inventer », Lilian Thuram a pris l’exemple très parlant de son expérience de footballeur et des rapports frontaux, transparents, pour analyser le match, entre les joueurs : « faire monde, l’affronter, c’est d’abord faire équipe et se parler les uns les autres ». La conclusion a été laissée au plus jeune de cette réunion masculine (mais 46 % des participants aux Ateliers était féminin !) qui s’est exprimé en sérère, sa langue maternelle, et parce les langues du pays hôte n’avaient pas été entendues, à la grande surprise de Thuram, durant toute cette édition, ce fut un vrai moment de mise en commun. Mohamed Mbougar Sarr a cherché à situer son travail d’écrivain entre « épitaphe » (au chevet d’un monde qui s’achève) et « épigraphe », au berceau d’un monde qui arrive. Lui qui ne croit plus « à la stature de l’écrivain national pour dire son peuple, parce que la totalité est trop éclatée », a conclu en deux mots cette phase de basculement : « Et maintenant ». Et quand une fois encore, a été posée dans le public toujours vaillant, à bientôt 3 heures du matin, la question de l’efficacité des Ateliers sur la réalité, il a répondu en homme jeune mais déjà sage que « le temps de la pensée est un temps de la longueur et de la patience, et qu’il faut reconnaître aux intellectuels leur droit à la lenteur, pour que des choses correctes et honnêtes puissent se faire et s’instituer ». Un rappel nécessaire dans ces temps de record de vitesse dans les échanges entre les hommes…
Appel pour le Burundi
Enfin, ajoutant à cette troisième édition qui installe fortement les Ateliers de la Pensée dans l’histoire intellectuelle du continent, Felwine Sarr s’est emparé du micro pour un appel avant le bout de cette nuit dakaroise, avant que la nuit silencieuse ne se fasse sur le Burundi. Alertés par l’exposé d’Aline Ndenzako sur l’actualité violente de son pays natal, encore marquée par des morts la nuit précédente, les participants des Ateliers ont demandé aux « communautés africaines et internationales de ne plus fermer les yeux sur les signes avant-coureur de possibles massacres de masse au Burundi. De manière solennelle, les Ateliers de la pensée ont appelé l’Union africaine à prendre toutes les mesures de prévention, et à savoir tirer les leçons du passé ». Penser à dévulnérabiliser, avant de basculer… Tout était dit.
Source: lepoint