Diplômée de l’Ecole de médecine de Dakar en novembre 1931, je me trouvais à Gao vers la fin décembre. Dès notification de la décision m’affectant dans cette ville considérée comme un autre monde par les Bamakois, les parents et amis furent tous pris d’une profonde émotion. On conseilla à mon père d’user de ses pouvoirs et relations pour faire revenir le médecin-chef du Soudan français sur sa décision. Cela n’aurait pas été difficile car mon père jouissait d’un grand crédit dans les milieux. Il avait notamment l’estime et la considération du médecin-chef du service d’hygiène, cela malgré son caractère impulsif et ses révoltes fréquentes contre les injustices.
Je me dois de rendre un hommage particulier à cet homme qui malgré son siècle était un progressiste dans son genre. N’ayant jamais agi à ma place dans les circonstances décisives, il s’est entretenu avec moi de la question en présence d’Amadou Kéita, un de mes frères aînés qui venait de rentrer de Sokolo près de Niono où il avait poursuivi, quinze années durant, des études coraniques.
Ma détermination a été sans équivoque pour deux raisons : d’abord parce que j’avais confiance en moi-même et en l’avenir, ensuite je me sentais attirée vers cette belle partie de mon pays par je ne sais quel phénomène enchanteur ou quelle divinité. En apprenant la décision, je n’ai éprouvé aucun sentiment d’éloignement, au contraire j’ai eu l’impression heureuse d’être mise à la disposition des populations d’une deuxième ville natale où je devais découvrir une deuxième famille, de nouveaux amis. En un mot, j’étais heureuse et fière d’aller mettre mes modestes connaissances au service d’une population qui n’avait jamais su ce que c’est qu’une sage-femme. J’ai demandé donc à mon père de ne pas intervenir et de me laisser rejoindre mon poste à Gao.
L’entretien se passa devant mon appartement, si l’on peut nommer ainsi deux cases carrées en terre battue de 3 m sur 3. Il formait un promontoire dans cette immense cour qui constitue la concession familiale. Toutes les autres cases, près de vingt-cinq, étaient construites à peu près dans le même style, mais tout autour, à tel point qu’il n’y avait pas de mur d’enceinte. Nous étions dans les premiers jours de décembre, le 10 si j’ai bonne mémoire, la température était douce, presque froide pour les habitants de Bamako, mais supportable pour la Dakaroise que j’étais. Il était à peu près 23 h ; tous mes visiteurs (et j’en avais beaucoup) étaient rentrés chez eux, mon fiancé Daouda Diawara, jeune médecin, le dernier. C’était une vraie nuit d’Afrique éclairée par une lune éblouissante comme un phare.
Après quelques secondes de réflexion mon père déclara comme s’il se parlait à lui-même, en tout cas plus à l’intention de mon frère qu’à la mienne : “J’ai fait une aventurière, laissons-la aller jusqu’au bout, prions Dieu pour sa réussite”.
Après cette déclaration, il me souhaita bonne nuit de sa voix claire dont je savais analyser les variations. Elle était sans reproche, je dirais même affectueuse et confiante. Puis il se dirigea lentement vers la case de ma mère qui, tout en filant du coton à la lueur d’une lampe à huile, nous observait en silence. Cette femme si douce, si affectueuse pour tous ses enfants (quatre filles et un garçon qu’elle aimait tendrement), était profondément traditionaliste. Pour elle, la place d’une fille, d’une future femme, était au foyer et non à l’école dont la fréquentation pouvait porter ombrage à la moralité. Constance personnifiée dans toutes ses entreprises, elle était également contre le départ d’une jeune fille seule dans une région aussi éloignée que Gao, qui, d’après elle, se trouvait à l’autre bout du monde. Très humblement elle pria son époux de me donner en mariage le plus tôt possible, afin de mettre un frein à tout. Elle avait en vue un jeune parent tailleur ; mon père, lui, le jeune médecin. Nouvelle consultation qui entraîna mon départ pour Gao trois jours plus tard. Mon père réconforta ma mère et la pria de formuler les vœux les meilleurs pour mon plein épanouissement.
Quelques jours après, un vendredi matin, je pris le train pour Koulikoro d’où je m’embarquais sur le “Mage” pour mon poste. Voyage long et monotone ; les sept premiers jours me parurent interminables. Les passagers de première et seconde classe étaient tous blancs, Français ou Libano-syriens, Sur les balcons, dans les salles à manger et salons, ma présence mettait une fausse note à l’ambiance.
Quelques rares hommes me disaient bonjour timidement, me demandaient d’où je venais et quelle était ma destination. Toutes les femmes sans exception me regardaient de travers. Elles poussèrent leur stupidité jusqu’à demander au commissaire du bord certaines mesures discriminatoires à mon égard, comme me servir en dernier lieu à table, m’autoriser l’accès de la salle de bains commune en dernier lieu – car d’après elles mes bains prenaient beaucoup trop de temps.
De Koulikoro à Kabara, je me trouvais littéralement isolée. Bien sûr il n’y avait pas que des blancs à bord. Mais, mes compatriotes étaient si entassés en 3e et 4e classes et sur le pont qu’il m’était presque impossible de les approcher. Il y avait très peu de femmes ; elles parlaient d’ailleurs soit sonrhaï, soit peulh, langues que je ne comprenais pas. Il m’était difficile d’aborder les hommes, car à l’époque nos coutumes ne permettaient pas à une jeune fille d’aborder la première un homme qui ne fut ni son père ni son frère ou un proche parent. Et puis sur le pont, ce n’étaient que bousculades, cris et gros mots que seuls les laptots d’alors savaient prononcer. Il y avait un bruit infernal toute la journée et même une bonne partie de la nuit. Ce bruit atteignait son maximum aux escales. Il ne me restait dans ces conditions qu’une chose à faire : me résigner à l’isolement en restant à ma place. Alors, mollement étendue sur une chaise longue, je passais le plus clair de mon temps en lectures qui se prolongeaient de longues réflexions parfois nostalgiques.
Mes maigres ressources de sortante ne me permettaient pas de payer un billet de seconde à ma sœur cadette, elle fut installée en 3e classe avec la possibilité de passer la journée à mes côtés. La petite Racky toujours débordante de joie et de dynamisme faisait le tour du bateau plusieurs fois par jour. De mère toucouleur, elle parlait le peulh et le sonrhaï, ce qui lui permettait de converser avec tout le monde. Un jour me voyant soucieuse, elle se mit à pleurer et me demanda de retourner à Bamako, auprès des parents. S’était-elle rendu compte de la condition qui m’était faite ? Avait-elle été l’objet d’attaques malveillantes ? Comment le savoir, car elle avait à peine douze ans et n’avait fait aucun commentaire après ses larmes d’ailleurs vite séchées.
Le huitième jour après notre départ de Koulikoro, le “Mage” accosta sur les rives du canal de Kabara, son point terminus à l’époque. Après le petit déjeuner, on demanda aux passagers en transit de changer de bateau. Ce changement fut salutaire pour ma sœur et moi. Le commissaire du “Sikasso” (c’était le nom du bateau), Namakan Kéita, un ami de notre père, nous adopta complètement. Il nous considéra comme ses propres enfants, car tous les Kéita de l’Afrique sont descendants d’une seule et même famille. Ils sont tous issus du grand Soundiata, empereur du Mali. Les portes des cabines de Namakan Kéita nous étaient largement ouvertes et son épouse était d’une extrême gentillesse. Plus de repas de restaurant pour nous – nous les prenions maintenant tous en famille. Ma sœur était autorisée à rester avec moi dans ma cabine de première. La première du “Sikasso” était l’équivalent de la seconde du “Mage”, navire relativement plus grand.
La traversée Kabara-Gao se passa dans des conditions familiales très agréables et les petites déceptions du “Mage” s’estompèrent rapidement. Aussi ma confiance en l’avenir s’affermit davantage et c’est avec un cœur plein d’optimisme que je débarquais à Gao le 22 décembre 1931 au petit jour.
Le temps était beau, mais froid, il soufflait une fine brise sèche et piquante. Malgré l’heure matinale, le port était plein. Tous les voyageurs furent accueillis par les parents, des amis, des connaissances. Quant à la sage-femme, personne ne l’attendait. La direction de la santé avait bien prévenu mais le message datait de si loin que le docteur Cusse, médecin-chef de l’AMI (Assistance médicale indigène), que j’avais cependant connu au service d’hygiène à Dakar, avait oublié, ainsi que Mamadou Siby, l’unique infirmier civil de Gao. Avec l’autorisation du commissaire je dus remonter dans le bateau jusqu’à 8 heures. Ensuite, du port, je me dirigeai vers les bureaux, me présentai au commandant de cercle qui donna des instructions à l’interprète et à l’adjudant des gardes. Le premier s’occupa de me trouver un logement, le second me donna un garde et quatre prisonniers pour le déchargement et le transport de mes bagages.
La première journée dans le royaume de Soni Ali Ber se passa dans la cour du dispensaire à l’ombre d’un maigre épineux que les constructeurs du local avaient soigneusement conservé pour le peu de verdure qu’il apportait dans cette ville si aride.
Jusqu’à 11 h 30, nous n’avions eu ni petit déjeuner ni verre d’eau. La petite Racky, d’humeur gaie à l’ordinaire commença à bouder. Puis elle pleura sans pourtant avouer qu’elle avait faim. Alors j’envoyai un manœuvre du dispensaire chercher quatre œufs que je fis bouillir dans une poissonnière sur un feu de bois. Ce fut tout notre repas du jour.
Vers 16 h, un garde vint annoncer triomphalement que l’interprète avait trouvé un logement pour la sage-femme. Une équipe de prisonniers transporta les bagages dans une maison qui n’était ni une boutique ni une habitation.
Ce logement sis en plein cœur du quartier dioula, se composait de deux cases en banco et d’une grande cour sans autre dépendance. L’une des deux cases qui faisait 6 m x 4 était coupée en deux par un comptoir. Elle avait deux portes donnant sur une rue qui porte en ce moment le nom d’”Avenue des Askia”. L’autre de 5 m x 5 devait certainement servir de magasin de stockage pour les marchandises. Une porte de communication reliait les deux cases. La première me servit de chambre à coucher, la seconde de salle de séjour. L’aménagement ne fut pas facile. Comme mobilier, j’avais en tout et pour tout un lit à une place avec matelas, une table, deux chaises, une chaise longue, tous métalliques et pliants. Cela constituait la donation de mon cher père. Il m’avait également offert de la vaisselle en belle porcelaine achetée à un Français en fin de séjour, deux casseroles et un poêle. Certaines pièces manquaient à la vaisselle. Ainsi armée, j’attaquais pour la première fois la vie sans famille et en dehors de l’internat. Inutile de dire que cela n’était pas du tout aisé.
Les jours suivants furent consacrés aux visites de courtoisie aux personnalités, aux prises de contact avec le service et avec la population. Comme dans toute entreprise susceptible de modifier tant soit peu les habitudes des habitants d’une région ou d’une ville, le début ne fut point facile. Il n’y avait ni maternité ni matériel d’obstétrique. Le médecin-chef, malgré toute sa volonté, n’avait pu mettre à ma disposition que deux pinces, une paire de ciseaux, un flacon de teinture, un peu d’alcool à brûler, du coton, des compresses, des bandes.
J’étais sérieusement handicapée par la langue. Je ne parlais que bambara, français et un peu de wolof appris à Dakar lors de mes études. De surcroît il fallait dépister les femmes enceintes qui, rechignant à toute méthode occidentale, se cachaient ; les consultations prénatales, les accouchements et tous les soins se faisaient à domicile dans des conditions peu commodes, peu hygiéniques.
Pendant les premiers mois, toujours prévenue au dernier moment, la pratique de la sage-femme se bornait aux soins à donner à la femme et à l’enfant après l’accouchement : section du cordon ombilical, désinfection des yeux, minutieux examen du placenta, toilettes de la mère et de l’enfant.
La remise par le commandant de cercle de Gao d’une trousse de sage-femme pour l’exécution de ma tâche m’a été d’une grande utilité. En guise de récompense, la direction générale de la santé publique en AOF (Afrique occidentale française) octroyait aux meilleures élèves sortantes des trousses de sage-femme. Elles étaient considérées comme meilleures, toutes les élèves qui obtenaient le diplôme avec mention “très bien”. J’avais obtenu la meilleure moyenne en travail, 19,25, mais les autres ayant obtenu 20/20, 19/20 en conduite contre mes 16/20, s’étaient placées 1re, 2e ex aequo. C’est ainsi que j’ai occupé la place de 3e de ma promotion avec mention “très bien”.
Après trois mois de tâtonnements, j’étais arrivée à organiser mon emploi du temps de la manière suivante :
– premières heures de la matinée consacrées aux soins à domicile (accouchées et bébés), le reste du temps consacré au travail du dispensaire (injections de toutes sortes, soins gynécologiques, traitements des nourrissons) ;
– après-midi, consultations prénatales, consultations gynécologiques, pesées des nourrissons, trois fois par semaine. Les autres après-midi de la semaine furent réservés au dépistage des femmes enceintes qui faisaient tout pour ne pas se montrer.
L’établissement des liens amicaux entre moi, les accouchées et leurs familles d’une part, et les jeunes de la ville d’autre part, contribua dans une grande mesure à une meilleure compréhension. Mais la confiance en la sage-femme ne se créa qu’après quelques interventions spectaculaires : curage digital en cas d’hémorragie après avortement, versions podalyques, délivrances artificielles, réanimation des enfants nés en état de mort apparente, etc.
Etant la seule jeune fille émancipée de Gao à l’époque, j’avais un succès fou. Toute la jeunesse me faisait une cour assidue et soutenue. Très vite, ma maison devint pour elle un pôle d’attraction. Tous les jours après dîner, jeunes fonctionnaires, commerçants et notables se réunissaient dans ma salle de séjour pendant la saison froide. Les assemblées se tenaient dans la cour ou parfois sur la terrasse pendant les périodes de grosses chaleurs. Mon mobilier se limitait au cadeau que mon père m’avait offert lors de mon passage à Bamako. L’unique table métallique de ce lot me servait de table à manger, de bureau, de table de jeu et aussi de table à repasser. Un seul groupe de joueurs pouvait s’y installer sur deux chaises dont l’une venait du dispensaire. Comme il y avait toujours plusieurs groupes, les autres s’asseyaient sur les nattes qui recouvraient le sol poussiéreux des deux pièces. Une vingtaine de nattes ordinaires constituaient tout ce que l’administration coloniale avait jugé nécessaire de me donner comme mobilier. Ainsi installés selon mes modestes moyens, les uns jouaient aux cartes, d’autres faisaient le thé ou racontaient les événements d’actualité, alors que je brodais une nappe, un drap ou une taie d’oreiller en prévision de mon futur mariage avec le jeune médecin.
Aoua Kéita. Femme d’Afrique : La vie d’Aoua Kéita racontée par elle-même. Paris : Présence Africaine, 1975.
Source: Le Confident