Amadou Hampâté Bâ reste, aujourd’hui encore, un véritable puits de sagesse pour la jeunesse africaine. Et voici pourquoi !
Quel est le point commun entre une université dakaroise, une autre à Abidjan, un programme de recherche de l’université de Nantes, un Palais de la culture à Bamako, un collège au Niger et un square dans le 10e arrondissement de Paris ? Vous donnez votre langue au chat ? La réponse tient en trois mots : Amadou, Hampâté, Bâ. Si la liste précédente est loin d’être exhaustive, force est de reconnaître qu’Amadou Hampâté Bâ est de ces êtres rares que la Providence a dotés de sept vies et qui ont eu à cœur de transmettre le legs du passé. Tissé au métier des grands détenteurs de la parole ancestrale, son œuvre se fait le sismographe des sapiences humaines et des signes divins. Tour à tour écrivain, conteur, poète, ethnologue, chef spirituel, numérologue ou diplomate, Amadou Hampâté Bâ se définissait comme le « diplômé de la grande université de la Parole enseignée à l’ombre des baobabs ». Tout au long de sa vie, il fut en dialogue constant avec les jeunes du continent.
Epopée familiale
Celui que ses proches appelaient par le surnom d’Amkoullel a vu le jour au Mali (alors Soudan français), à l’aube de l’année 1900, dans la ville de Bandiagara, toute proche des falaises du pays Dogon. Sa biographie est un roman épique, au propre comme au figuré. Il l’a relaté dans ses mémoires posthumes (1).
Les deux branches familiales appartiennent à deux lignées importantes – mais adverses – de l’histoire de l’ancien Empire peul du Macina. L’enfance du jeune Amadou a été marquée par l’écho des guerres fratricides, des drames familiaux et de la conquête coloniale. Orphelin de père à trois ans, il trouve du réconfort auprès de sa mère Kadidja, de Tidiani Amadou Thiam, le second époux de celle-ci qui l’a élevé comme son propre fils, et au milieu de la parentèle :
« Je n’ai aucun souvenir de mon père, car malheureusement je l’ai perdu alors que je ne comptais guère que trois ans de séjour en ce monde houleux où, tel un tesson de calebasse emporté par le fleuve, je flotterai plus tard des événements, politiques ou religieux, suscités par la présence coloniale » (p. 30).
La vie mouvementée d’Amkoullel est une plongée dans la grande histoire qui occupe naturellement une place importante dans ses mémoires. Pourtant au- delà des jalons et des péripéties, ce qu’il faut retenir de ces 850 pages ce sont les très riches enseignements, initiations et expériences qu’Amkoullel a eu le privilège de recevoir et qu’il s’efforcera toute sa vie durant de passer à autrui. Si tout grand homme est le fruit de maints chocs et de multiples influences, l’auteur de l’Etrange destin de Wangrin (2) n’échappe pas à la règle. Parce qu’il a tenu tête à une décision administrative arbitraire, la carrière professionnelle d’Amadou Hampâté Bâ démarre on ne peut plus mal. A titre de punition, le gouverneur l’affecte d’office au poste le plus éloigné, en Haute Volta, en qualité d’ « écrivain temporaire à titre essentiellement précaire et révocable ». Ce qui était une sanction arbitraire et injuste se transforme en une formidable opportunité. Sur le plan professionnel, Amkoullel a appris à bien connaître les rouages du système colonial ; après tout, il est non seulement interprète, c’est à dire « la bouche du commandant », mais aussi « sa plume et son crayon ». Sur le plan personnel, le jeune commis Amadou Hampâté Bâ se découvre, multiplie les contacts avec les Anciens, ouvre grands son cœur et ses ailes. Constamment en éveil, il apprend tout, de tout le monde, en autodictate. Il dira de lui plus tard :
« Je suis un diplômé de la grande université de la Parole enseignée à l’ombre des baobabs ». (p. 685).
Le fils spirituel de Tierno Bokar
S’il fallait retenir une seule chose du parcours atypique d’Amadou Hampâté Bâ, c’est son lien avec un autre homme aussi précieux que lui : Tierno Salif Bokar. Ahmadou Hampâté Bâ est le fils spirituel de Tierno Bokar, son maître et son guide qui lui fera comprendre la vraie signification des mystères sur cette terre. Ayant passé lui-même par les chemins peu habituels pour accéder aux sphères élevées de la connaissance religieuse et spirituelle, Ahmadou Hampâté Bâ est toujours disponible pour le dialogue, quels que soient les croyances, le savoir, la fonction ou l’ascendant moral et spirituel de ses interlocuteurs.
En 1939, dévasté par la disparition de Tierno Bokar qu’il considérait un peu comme sa propre mort, il demande une disponibilité pour se consacrer à plein temps à la transmission de son héritage et à la collecte des savoirs oraux. De nouveaux ennuis vont s’abattre sur lui : l’administration coloniale et le milieu religieux traditionnel lui reprochent son appartenance à une branche de la confrérie islamique Tidjaniya considérée anti-française. Il échappe de peu à la déportation. Le professeur Théodore Monod lui ouvre les portes de l’Institut français de l’Afrique noire (IFAN) de Dakar, cette affectation est une promotion mais également une manière de protection contre les tracasseries. En 1944, il présente Kaïdara, le texte en prose du conte peul initiatique, qui lui vaut sa première reconnaissance par le monde académique. Le reste relève de l’histoire que tous les lettrés ouest-africains connaissent : son compagnonnage avec Monod, ses liens avec les grands africanistes français (Marcel Griaule, Germaine Dieterlen, Louis Massignon), son élection au Conseil exécutif de l’Unesco, sa vieille amitié avec le président ivoirien Félix Houphouët-Boigny. La postérité a retenu surtout son rôle d’infatigable défenseur des cultures africaines. Son plaidoyer pour la collecte et la conservation des savoirs traditionnels africains reste un grand événement pour tous les hommes de bonne volonté. Un jour de 1960, à la tribune de l’Unesco, le natif de Bandiagara sonne l’alerte :
« … Puisque nous avons admis que l’humanité de chaque peuple est le patrimoine de toute l’humanité, si les traditions africaines ne sont recueillies à temps et couchées sur du papier, elles manqueront un jour dans les archives universelles de l’humanité ».
Sa défense de la cause de la tradition orale n’a rien de rhétorique, Amadou Hampâté Bâ a vécu toute sa vie dans l’humilité et la modestie, respectant le code peul. On le dit tolérant, respectueux, généreux. Indifférent à la louange comme à la critique. Mieux, il ne prenait rien au sérieux, se moquant de tout et d’abord de lui-même. Quand on lui donnait du « Hampâté Bâ le Sage », il éclatait de rire. En lisant ses mémoires posthumes relatant la première partie de sa vie, je peux vous assurer que, lecteurs, vous aussi, vous serez immanquablement touché, séduit et ébranlé par ce grand savant africain doublé d’un humaniste universel. Un homme heureux, qui plus est : « Si vous cherchez un homme, venez chez moi. Je danserai avec les bouffons, je parlerai avec les vagabonds ».
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Un phare pour la jeunesse
A l’heure où l’Afrique toute entière se retrouve sous la menace de l’hydre terroriste se revendiquant de l’Islam et qu’une partie de la jeunesse ne cache plus son désarroi il n’est pas interdit de jeter un coup d’œil dans le rétroviseur pour retrouver le legs des anciens qui n’étaient pas avares en conseils et autres leçons de vie. Six ans avant sa disparition survenue en 1991, le grand malien [écrivit une lettre dédiée à « La Jeunesse » (3) qui nous touche aujourd’hui, de manière encore en plus vigoureuse. On y apprend les vertus cardinales comme l’ouverture d’esprit, la patience, la tolérance ou l’humilité. A la lecture, on notera que l’auteur se présente en simple quêteur de lumière et non en grand homme protégé par son savoir ou son grand âge : « Celui qui vous parle est l’un des premiers nés du vingtième siècle. Il a donc vécu bien longtemps et, comme vous l’imaginez, vu et entendu beaucoup de choses de par le vaste monde. Il ne prétend pas pour autant être un maître en quoi que ce soit. Avant tout, il s’est voulu un éternel chercheur, un éternel élève, et aujourd’hui encore sa soif d’apprendre est aussi vive qu’aux premiers jours… ». Après avoir brossé ses longues années d’apprentissage et ses nombreux voyages tant en Afrique qu’en Europe et dans le monde, il en arrive à sa première leçon : Jeunes efforcez-vous toujours de comprendre les hommes, et recherchez par tous les moyens la mutuelle compréhension ! Alors, poursuit-il, nos différences, au lieu de nous séparer des autres, deviendront être sources de complémentarité et d’enrichissement mutuel. Et Amadou Hampâté Bâ de nous sortir de son boubou l’une de ces images frappantes dont il avait le secret : « De même que la beauté d’un tapis tient à la variété de ses couleurs, la diversité des hommes, des cultures et des civilisations fait la beauté et la richesse du monde. Combien ennuyeux et monotone serait un monde uniforme… ».
De la reconnaissance de la complémentarité à l’esprit de tolérance et de solidarité il n’y a qu’un pas que Amadou Hampâté Bâ invite la jeunesse à franchir avec entrain :
« Jeunes gens, derniers-nés du vingtième siècle, vous vivez à une époque à la fois effrayante par les menaces qu’elle fait peser sur l’humanité et passionnante par les possibilités qu’elle ouvre dans le domaine des connaissances et de la communication entre les hommes… La civilisation traditionnelle était avant tout une civilisation de responsabilité et de solidarité à tous les niveaux… Jamais on n’aurait laissé une femme, un enfant, un malade ou un vieillard vivre en marge de la société, comme une pièce détachée. »
Nos peuples avaient, assène-t-il, une science fine des humains qui, eux, n’étaient pas séparés de l’environnement naturel comme c’est le cas aujourd’hui partout dans le monde:
L’homme était également considéré comme responsable de l’équilibre du monde naturel environnant. Il lui était interdit de couper un arbre sans raison, de tuer un animal sans motif valable. La terre n’était pas sa propriété, mais un dépôt sacré confié par le Créateur et dont il n’était que le gérant.
La crise actuelle, protéiforme et planétaire, ne vient pas d’ailleurs. Elle est l’une des conséquences de ce divorce entre l’homme et la nature que les Terriens s’évertuent à dominer quitte à en payer le prix le plus fort. Visionnaire, le Malien nous invite à questionner le mode de vie dominant et destructeur :
Le bon jardinier n’est pas celui qui déracine, mais celui qui, le moment venu, sait élaguer les branches mortes et, au besoin, procéder judicieusement à des greffes utiles.
On pourrait continuer à dérouler les précieuses leçons prodiguées par le sage de Bandiagara (4). Il est temps de remettre cette précieuse lettre entre toutes les mains, jeunes et moins jeunes.
Abdourahman Waberi