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Alioune Ifra Ndiaye dans “Le Point Afrique” : “Il faut se méfier des directives bureaucratiques”

“75 % de mes partenaires techniques, financiers et artistiques sont français. J’ai mis 80 % de mon personnel au chômage”

Alors qu’en France toute coopération universitaire, scientifique et culturelle avec les pays du Sahel semble suspendue, la réaction d’un acteur de terrain au franc-parler.

Depuis le 7 août 2023 maintenant, la France ne délivre plus aucun nouveau visa aux ressortissants maliens, nigériens et burkinabés. Aucune exception ne sera donc faite pour les artistes, ni pour les étudiants ou tous ceux du monde universitaire et scientifique qui avaient programmé un déplacement dans l’Hexagone (souvent au prix de longues et coûteuses procédures).

Pourquoi ? Comment et d’où émanent ces décisions dites de “sécurité” ? Chacune des administrations se renvoie la responsabilité, au grand dam des personnes touchées, affectées et impactées sur le court, moyen mais aussi le long terme. Si les acteurs français du secteur, en particulier, les milieux du spectacle vivant, ont vivement réagi, de l’autre côté, au Mali, au Burkina Faso et au Niger, l’heure est à l’incompréhension.

Alioune Ifra Ndiaye est l’une des grandes figures de la culture malienne, résidant à Bamako, d’où il dirige, avec une grande énergie et indépendance, l’incroyable Complexe culturel BlonBa, fruit d’une très longue coopération franco-malienne. Egalement président de la Fédération des artistes du Mali (Fédama), ce réalisateur, auteur de nombreuses œuvres de théâtre, audiovisuels et bien d’autres, n’hésite jamais à prendre publiquement la parole pour défendre ses convictions et engagements. Aujourd’hui, il prend à témoin Maliens et Français et met en garde contre “des directives bureaucratiques” qui pourraient battre en brèche tous les efforts consentis par tous pour bâtir de solides relations de travail. Il s’est confié au Point Afrique.

Le Point Afrique : Un courrier lacunaire émanant de la direction générale des affaires culturelles (Drac), demande aux directions des organismes culturels subventionnés par l’Etat français de “suspendre, jusqu’à nouvel ordre, toute coopération avec les pays suivants : Mali, Niger, Burkina Faso”, provoque depuis la rentrée l’indignation, en avez-vous eu connaissance ? Si oui, êtes-vous concerné ? Concrètement, vos projets sont-ils impactés d’une manière ou d’une autre par ces mesures dites de “sécurité” décidées par les officiels français ?

Alioune Ifra Ndiaye : Oui, je serai impacté, si jamais la suspension est effective. Je travaille depuis un an sur un projet de spectacle qui devrait être créé en décembre 2024 dans le cadre du festival Africolor. Ce projet a une forte chance de ne pas voir le jour. Par ailleurs, nous avons déjà perdu le financement d’Accès Culture, un programme de l’AFD et de l’Institut français. BlonBa n’est pas le seul à l’avoir perdu. Plusieurs compagnies artistiques maliennes l’ont perdu.

Vous avez personnellement tissé des liens très forts avec plusieurs acteurs culturels français. Racontez-nous comment ont évolué ces rapports de travail qui avec le temps deviennent souvent fraternels en dépit des administrations et des contextes politiques…

Je suis un des millions de fruits issus de la relation entre la France et le Mali. Et ce sont des relations humaines et fraternelles qui en sont la base. Le mien a commencé par le jumelage de mon lycée, le lycée Askia Mohamed de Bamako, et le collège Jean Vilar d’Angers, dans le cadre du jumelage Angers-Bamako. Nous avons reçu des collégiens de cette école d’Angers à Bamako en 1989. Nous avons effectué en retour en 1990 un séjour à Angers dans des familles. Ensuite j’ai cofondé la compagnie théâtrale BlonBa avec l’écrivain français Jean-Louis Sagot-Duvauroux en 2000.

A partir de cet outil, nous avons construit une dynamique qui a impacté aujourd’hui la vie professionnelle de milliers d’artistes et d’acteurs de la culture et entretenu des millions de personnes par des spectacles vivants, des émissions de télévision, des contenus de réseaux sociaux au Mali, en Guinée, au Sénégal, en Côte d’Ivoire, au Bénin, au Togo, au Burkina Faso, en France, au Luxembourg, en Belgique, au Canada…

Georges Bigot, acteur phare de la compagnie d’Ariane Mnouchkine et ancien directeur du festival de Blaye, Patrick Le Mauf, directeur du festival de la Francophonie, Claude Yersin, ancien directeur du Centre dramatique le Nouveau Théâtre d’Angers, Monique Blin, ancienne directrice du théâtre de la francophonie se sont tous engagés à nos côtés en tant que metteurs en scène, écrivains, dramaturges ou directeurs d’institutions culturelles françaises pour nous aider à nous inscrire dans une pratique rigoureuse de l’art théâtral, de l’écriture à la création en passant par le jeu d’acteur, la production.

Grâce à ces partenariats qui ont été possibles par le biais de rapports amicaux et fraternels, et non par le biais de directives bureaucratiques, nous pouvons revendiquer aujourd’hui plus d’une centaine de créations artistiques directement et indirectement. Au Mali, de grands noms et aussi de jeunes pousses ont profité de cette dynamique pour s’inscrire dans une pratique artistique rigoureuse.

Cette dynamique m’a permis de revenir m’installer à Bamako avec une entreprise d’ingénierie et de production culturelles et la construction d’une salle indépendante ; le Complexe culturel BlonBa. Elle nous a permis d’élargir notre réseau avec des soutiens comme celui de Jean Loup Pivin, architecte et cofondateur de Revue Noire, et de nouveaux partenariats français dont ceux construits avec Diaby Doucouré, l’actuel directeur de l’Office municipal de la jeunesse d’Aubervilliers, Aurélie Gros, ancienne vice-présidente du département d’Essonne, Sébastien Lagrave, actuel directeur de Africolor, Vincent Mambatchaka, actuel chargé de mission Afrique du théâtre de la ville. Tous basés, au-delà du professionnel, sur des rapports fraternels. Ces partenariats nous ont permis de booster la culture urbaine au Mali. Nous pouvons ainsi revendiquer le renouveau de l’humour au Mali par le Kotèba Club de Blonba par lequel nous avons pu faire venir des lauréats du Jamel Comédie Club au Mali pour participer à la formation de jeunes pousses. Le mouvement actuel du rap malien doit beaucoup à ce travail. Les premières initiations au home studio et au spectacle rap en live ont été possibles grâce à ces partenariats.

En collaboration avec BlonBa, l’Office municipal de la jeunesse d’Aubervilliers faisait régulièrement venir des jeunes au Mali pendant les vacances qui prenaient en charge ces transferts de compétence. Le théâtre de l’Arlequin avait été donné en délégation de gestion à la compagnie théâtrale BlonBa dans le département d’Essonne comme une sorte de Centre culturel malien en France.

La dynamique a également permis l’émergence d’une expertise avérée en audiovisuel au Mali grâce à un partenariat avec le regretté Jérôme Kanapa, fondateur associé du CIFAP (Centre international de formation audiovisuelle professionnelle), un centre de formation en France à Montreuil, aussi avec Daniel Lonis et le regretté M. Tass de Loca Image. Ces expertises nous ont permis de créer et de produire des programmes télévisuels à succès comme Case Sanga, Manyamagan, À nous la Citoyenneté, etc. Plusieurs stars de la musique et de l’animation audiovisuelle ont été révélées par ces programmes.

La dynamique a permis aussi de renforcer la capacité de jeunes réalisateurs en dessins animés numériques dont Dramane Minta et Issouf Bah, tous primés aujourd’hui au Fespaco. Enfin, la tête de gondole de cette ingénierie culturelle est Fatoumata Diawara. Nous avons accompagné Fatoumata Diawara depuis ses débuts, en l’accompagnant pas à pas jusqu’à l’inscrire dans une dynamique professionnelle. Aujourd’hui elle est une star incontestable de la musique africaine. Et elle a su avec intelligence et rigueur se construire une identité artistique qui parle au monde. Cela a été possible grâce à Jean Luc Courcoult de la compagnie Royal de Luxe qui, à un moment de cet accompagnement, a accepté de la prendre dans sa compagnie. Ce n’est que quelques résultats d’un partenariat franco-malien. Ils ne sont pas les fruits de directives bureaucratiques. Ils sont les fruits de rapports fraternels entre individus. Cependant, ce que je peux dire, c’est que des directives administratives peuvent les détruire. C’est malheureusement ce qui est en cours aujourd’hui. Que ça soit en France ou au Mali.

Au-delà du champ diplomatique, la question au cœur de cette séquence est aussi celle des financements. Comment est-ce que l’état dégradé des relations entre le Mali et la France impacte votre travail au quotidien ? Que ce soit vos ressources financières, les aides que vous percevez ?

Comme dit plus haut, 75 % de mes partenaires techniques, financiers et artistiques sont français. Imaginez les conséquences. J’ai mis 80 % de mon personnel au chômage. Les activités de programmation de ma salle sont arrêtées à 100 %.

Vous avez souvent pris la parole pour défendre le monde culturel face à l’entrisme religieux, face au risque de dislocation du Mali et du Sahel, qu’en est-il concrètement depuis l’arrivée au pouvoir de la junte militaire ?

Entre l’Etat malien qui a tendance à nous caporaliser et celui de la France qui veut nous priver d’un dispositif efficace, la déconstruction du secteur culturel au Mali est en accélération.

Qu’est-ce que cette séquence nous apprend finalement… Peut-on encore parler de coopération franco-africaine ?

Nous sommes condamnés à vivre et à coopérer. Nous ne pouvons pas déconstruire l’histoire qui nous lie. Elle va au-delà de nos petits ego d’aujourd’hui.

Quel est votre regard sur la crise sécuritaire et politique que traverse le Mali depuis ces dix dernières années ?

L’arrivée des militaires au pouvoir n’est en fait que la partie visible d’un iceberg. L’Etat du Mali est une administration de commandement issue de la colonisation. Celle-ci est contrôlée par les fonctionnaires, dont les militaires. Ce n’est pas l’intérêt général qu’elle représente. C’est un appareil privé aux ordres des princes du jour. Dans ce cadre, pour survivre, chacun se débrouille pour tirer son épingle du jeu et utilise l’outil dont il dispose pour se construire un revenu. Ainsi les militaires et les groupes armés utilisent les armes, les policiers la circulation, les juges le droit, les syndicalistes la grève, les fonctionnaires le détournement des deniers publics et le commerce des marchés publics, les jeunes l’industrie de la mobilisation et de la vidéo-mania, les commerçants la spéculation, les professeurs le négoce des notes, les religieux, les mosquées et les obsèques exploitant la peur et le désarroi des citoyens… Nous avons besoin de nous réinventer. Nous subissons ce traumatisme. Ce qui explique notre crise multidimensionnelle.

La prise du pouvoir par les militaires ne marque-t-elle pas un retour en arrière démocratique ?

Le recul a commencé avant eux. Quand les partis politiques s’entendent pour empêcher les électeurs de les sanctionner, c’est déjà un coup d’Etat contre la démocratie. Aux dernières élections législatives au Mali, les partis de l’opposition et de la majorité étaient sur la même liste. Les militaires sont venus faire les leurs en dehors du cadre réglementaire et avec les armes. Et la situation s’empire de jour en jour. Et le pays est pris en otage entre les autorités armées, les groupes armés, une administration publique corrompue, des leaders religieux en quête de pouvoir, les politiques qui guettent les opportunités de reprendre le pouvoir, une société civile aux ordres du pouvoir…

D’où peut venir le sursaut pour enfin redresser le pays, surtout dans un contexte géopolitique aussi tendu ?

La crise est mondiale. Le Mali fait partie des pays les moins préparés face à cette donne. Cependant, il y a un potentiel et des possibilités que nous offre le monde d’aujourd’hui pour nous réinventer tout de suite. Parmi ceux-ci le numérique, les énergies renouvelables et une population jeune (75 % de la population ont moins de 25 ans).

Les militaires n’ont pas de projet. Cependant, le Mali regorge de talents. Des solutions sont en cours d’élaboration, en dehors des sphères publiques. Notre solution viendra des entrepreneurs. Ils savent travailler et développer.

Comment analysez-vous la situation au Niger et les réactions de la Cédéao ?

Ça fait partie des activités de captation des rentes publiques. Sauf qu’aujourd’hui, c’est devenu une question de sécurité mondiale.

Après la pandémie de Covid-19, face à la guerre en Ukraine et au changement climatique, l’Afrique affirme de plus en plus son indépendance. Entend-on suffisamment la voix du continent sur les grands sujets internationaux ?

Effectivement, on l’affirme. Mais quel est le projet ? C’est là que les choses deviennent floues. Or c’est le projet qui est important. Pas les incantations.

  Propos recueillis par Viviane Forson

Aujourd’hui-Mali

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