Il en est convaincu. Si des mesures vigoureuses et urgentes ne sont pas prises, 2023 s’annonce comme une année à haut risque alimentaire pour le Mali. « L’année prochaine, le Mali risque fort probablement de tomber dans une situation de famine si le monde paysan ne redevient pas rapidement et réellement la priorité des priorités », martèle le Pr Clément qui pointe du doigt un cercle vicieux et « l’omerta » entretenus autour de la chaîne de l’acquisition-distribution de l’engrais ainsi que la mauvaise utilisation faite des subventions. Lesquelles, selon ses mots, ne profitent guère aux paysans qui doivent pourtant en être les principaux bénéficiaires. Et le Pr Clément, président de la Plateforme de lutte contre la corruption et le chômage (PCC) au Mali, dans sa rhétorique accusatrice, de désigner deux coupables formellement identifiés par ses soins : la CMDT et l’Etat.
Les Echos : Concernant la situation de nos paysans et de leur ravitaillement en intrants agricoles, précisément en engrais, nous avons appris que l’engrais est au cœur d’un vrai problème cette année. Vous qui vous battez pour défendre l’intérêt et le droit des paysans, que pourriez-vous nous dire là-dessus ? Y a-t-il vraiment un problème autour de l’engrais ? Si oui, lequel ?
Pr Clément : Au départ il y a eu un appel d’offre, et le choix des bénéficiaires dépend des secteurs. La CMDT a divisé le monde paysan en quatre grands secteurs autour de la culture du coton dont dépendent aussi d’autres cultures dont celle du maïs. Il s’agit des secteurs de Kita, de Fana auquel est rattaché Dioïla, Bougouni et Koutiala. La particularité de la campagne de cette année tient au fait que l’appel d’offre n’a pas été lancé dans les conditions habituelles. Il y a eu comme une sorte d’omerta, de mystification dans le lancement de l’appel d’offre, contrairement aux autres années où tout se passait en grande transparence, l’appel d’offre était fait sur internet et dans le Journal Officiel. Nous n’avons toujours pas compris pour quelles raisons les choses se sont passées de cette manière. D’ailleurs, le bruit court que de grosses sommes (à concurrence de 600 millions) ont été attribuées à une haute personnalité de la CMDT en guise de pot-de-vin. Le nom d’une haute personnalité de la CMDT a été nommément cité. Il y a peu de doute sur la tenue d’une opération frauduleuse dans cette affaire. Le pire, c’est que les bénéficiaires du marché ne sont pas du tout spécialistes du domaine. Ils n’ont pas bénéficié du marché sur la base d’une quelconque expertise ou d’un quelconque savoir-faire. Le gros problème, c’est que l’engrais n’a pas du tout été distribué. Rappelons simplement que les zones cotonnières actuelles étaient des zones de culture d’arachide par excellence, par le passé. Les producteurs d’arachide ont été forcés par l’Etat, à travers la CMDT, à se convertir au coton. Et nous savons tous que seule la culture du coton donne droit à l’engrais qui nourrit aussi d’autres cultures comme le maïs. Ils ont fait croire aux paysans que la culture du coton serait le remède à tous les maux et que l’opulence en serait la résultante. Les paysans se trouvent donc piégés. Je viens de visiter trois-cent-douze (312) zones agricoles sur lesquels 90% n’ont pas été servis en engrais. Les 10% restants n’ont reçu que deux sacs d’engrais sur six à l’hectare. Cela promet quoi comme manque à gagner ? Environ 70% de manque à récolter, autrement dit 30 kg sur 100 ! La culture des céréales est liée à celle du coton : pas d’engrais pour le coton, pas d’engrais pour les autres cultures non plus. Donc, grande menace sur les récoltes de cette année. Les paysans sont doublement victimes du manque d’engrais et du manque de récolte. En zone rizicole de l’Office du Niger, il a été distribué à peu près 10 mille tonnes d’engrais ; cela correspond à ½ sac d’engrais par paysan. Les paysans sont donc triplement pénalisés : ils sont victimes du jihadisme, victimes du manque d’engrais et victime de la surenchère subséquente à ce manque. L’Etat et la CMDT n’ont tout simplement pas assumé leur part de responsabilité en pourvoyant à temps les paysans en intrants agricoles. La première conséquence de cette situation est la paupérisation extrême du monde rural qui n’aura pas de quoi manger, et la famine menace également le monde urbain, pour les mêmes raisons. Ça va entraîner une augmentation exponentielle des prix des produits de première nécessité dont le mil et le maïs dont le déficit à la récolte avoisinera les 70%.
Les Echos : Donc, si l’on vous suit bien, votre crainte porte surtout sur la période de soudure ?
Pr Clément : Ma crainte surtout, c’est que les prix aussi bien des céréales que de l’aliment bétail vont doubler voire tripler. Le pire, c’est que certaines zones n’auront même pas de récolte à faire, a fortiori avoir de quoi manger. Nous sommes menacés par la famine, la vie chère et la pauvreté qui vont s’aggraver en 2023. Il faut arrêter la corruption et la magouille, organiser le monde paysan. Le drapeau malien aligne le vert, le jaune et le rouge. Le vert renvoie à la nature, donc au monde paysan. Abandonner le paysan, c’est abandonner le Mali. Le plus grand jihadisme qui tue silencieusement au Mali, ce n’est pas celui qui tue avec des Kalachnikov, mais la famine.
Les Echos : Est-ce que les paysans ne sont pas en rangs hyper-divisés en ce moment ?
Pr Clément : Les paysans sont divisés parce qu’on a amené une idéologie obscurantiste dans le monde paysan ; le paysan malien ne croit même plus en lui-même, il ne croit plus en personne.
Les Echos : Pourquoi votre plateforme est-elle vent debout contre la CMDT ?
Pr Clément : Dans notre revendication, on demande à ce qu’on mette en place un organe indépendant dans lequel les paysans sont représentés, l’Etat est représenté et la CMDT aussi. Aujourd’hui, le président a pris un décret qui autorise la CMDT seule à s’occuper de cette affaire d’engrais. C’est de la magouille, c’est de la corruption qu’on organise. Je sais qu’il y a des milliards en jeu autour de cette affaire de coton et d’engrais. La CMDT seule ne peut pas organiser l’appel d’offre du marché, donner l’engrais aux paysans et fixer le prix du coton. Cela n’est pas possible, cela signifie la fin de la paysannerie au Mali.
Les Échos : Est-ce que la CMDT n’est pas le dispositif le mieux indiqué pour être au début et à la fin de la chaîne de production ?
Pr Clément : Je n’en disconviens pas ! Mais il faut tenir compte de la transparence. Parce que la CMDT sait très bien exploiter les paysans. Vous savez, depuis 2011, les paysans sont dans les capitaux de la CMDT à hauteur de 15.500. 000. 000 Francs CFA. Cette responsabilité incombe à la CMDT et à l’Etat. Parce l’Etat a le devoir et l’obligation de protéger les paysans ; et la CMDT a l’obligation de bien servir parce que c’est grâce aux paysans que la CMDT existe. Mais la CMDT a, depuis 2011, dans ses capitaux, 15.500.000. 0000 des paysans. Où se trouve l’argent et pourquoi la CMDT ne divise pas les dividendes ? Depuis quand vous avez vu que des gens ont des capitaux dans une structure qui ne fait pas de compte rendu et qui ne divise pas les dividendes ? C’est de la corruption !
Les Échos : Qu’envisagez-vous concrètement comme action ?
Pr Clément : La première chose qu’on demande, c’est que la CMDT, avec tous les paysans, accepte acheter le coton à 325 Francs au lieu de 280 Francs parce que les paysans n’ont pas eu la redevance de la subvention qu’on devait leur donner. Cette subvention consistait à donner de l’engrais mais ça n’a pas été fait. Or c’est un droit, l’argent se trouve quelque part. Que la CMDT s’arrange avec l’Etat, car ce n’est qu’un jeu d’écriture pour que cette subvention reste à la CMDT. Mais la CMDT augmente le prix d’achat du coton aujourd’hui de 280 à 325 Francs CFA. La démarche morale est de mettre un peu les paysans dans leurs droits. Parce qu’ils ont un manque à récolter de 70% à cause de la CMDT, du manque d’engrais, des opérateurs économiques et surtout de l’Etat. L’Etat pouvait intervenir, vu qu’il savait qu’il n’y avait pas d’engrais. Et je vous dis au passage que les gens qui parleront de la guerre russo-ukrainienne auront tout faux. Parce que les frontières de la Russie ne sont pas fermées avec le Mali. Les Russes ont continué à fournir le Mali en armements, ils pouvaient continuer à fournir le Mali en engrais. L’argument portant sur l’embargo de la CEDEAO est aussi faux. Sur les sept frontières avec le Mali, il n’y avait que quatre qui étaient fermées. Donc, c’est à peu près 55% des frontières fermées et 45% ouvertes. L’Algérie, la Mauritanie et la Guinée étaient ouvertes.
Le seul argument que l’on peut trouver est que “le marché” a été donné à ceux qui ne devaient pas l’avoir. L’explication parfaite est qu’on a tellement magouillé autour de cette affaire que, finalement, les paysans se sont retrouvés victimes de la commission, de l’incompétence de la CMDT, de l’Etat et des opérateurs économiques qui ont eu “le marché”.
Donc il faut augmenter le prix en passant de 280 FCFA à 325fcfa. Secundo, dans notre revendication qu’on va mettre sur la table du gouvernement la semaine prochaine, nous demandons que, dans la zone Office du Niger, à Baguineda et à Sélingué, l’exonération totale sur toutes les redevances eau. En 2023, aucun paysan, aucun riziculteur ne devra un centime à l’Office du Niger, ni à l’Office du riz, ni à l’OPUB ni à Sélingué. Parce que les paysans n’ont pas eu d’engrais, et ce n’est pas de leur faute. L’Etat doit être celui qui remettra à ces structures la subvention d’engrais à la place de la redevance eau. Ce n’est qu’un jeu de compensation, somme toute.
La troisième revendication que nous posons auprès de l’Etat malien est de donner à l’OPAM une partie de cette subvention qui est gardée. C’est des milliards de francs CFA. Nous le calculons à plus de 200 milliards de fcfa. Cela, afin que l’OPAM achète les céréales à prix valorisé à 30% supérieur au prix normal du marché. Cela, pour compenser une partie de la misère des paysans. De ce point de vue, l’OPAM pourra aussi acheter du riz à l’extérieur pour alimenter la banque alimentaire et faire face à la famine qui guette le Mali l’année prochaine. Ça veut dire qu’en cas de famine, ce qui est inévitable, l’OPAM pourra déverser les produits de première nécessité sur le marché malien pour éviter les pénuries et la vie chère. Cela va permettre d’éviter le problème qu’on a eu cette année concernant ces produits, mais aussi d’acheter une partie aux paysans pour compenser le manque à gagner. Ça sera un moyen pour cette transition de prévoir la prochaine famine, car gouverner c’est prévoir. Nous demandons enfin que chaque année, la CMDT s’engage à ce qu’en cas de manque de distribution d’engrais, le prix du coton soit automatiquement augmenté de 30%.
Pour finir, nous demandons l’appel d’offre. Le marché de l’engrais ne doit pas être réservé qu’à la CMDT. Par contre, nous demandons la mise en place d’une structure autonome au sein de laquelle la CMDT, les paysans et l’Etat seront représentés en même temps. Cela, afin de créer plus de transparence autour de cette affaire d’engrais.
Les Échos : Êtes-vous soutenu par une grande partie des paysans ?
Pr Clément : Nous avons sillonné l’intérieur du pays. Aujourd’hui, 80 à 90% des paysans sont d’accord pour adhérer à ce mouvement. Je viens d’arriver de Koro il y a 48h. De là-bas, je suis allé à Ségou, ensuite Macina, Songho, Nioro, Selingué. Et, de Sélingué, je suis allé à Kita. J’ai aussi envoyé une délégation à Kadiolo ; et de Kadiolo, la délégation s’est rendue à Koutiala. Aujourd’hui, les paysans sont frappés. Le plus important n’est pas le nombre de paysans qui va manifester, mais c’est de défendre la cause des paysans, du Mali et de sauver cette transition. C’est impossible de gérer un pays dans la famine. Pendant que l’Algérie est en train de nouer des relations avec la France, pendant que le Burkina et le Niger se donnent la main pour combattre le terrorisme, la Guinée ne prétend pas faire une bonne récolte. Je pense que nous devons accorder une importance particulière à cette situation. Nous ne sommes pas contre la transition, mais nous menons ce combat pour la cause des paysans, et nous continuerons à le faire. Nous allons commencer la grande mobilisation à travers le pays la semaine prochaine. Nous demandons l’accompagnement de tous les paysans et de tous ceux qui aiment le Mali. Sans l’autosuffisance alimentaire, il n’y aura pas de paix ni de stabilité.
On ne peut pas parler de sécurité étant confronté à la famine. Je crois que notre toute première guerre doit être celle-ci… Le premier djihadiste dans le pays, c’est la famine car aucun militaire ne peut se tenir sur le champ étant affamé. C’est pourquoi, vous l’avez vu vous-mêmes ! A chaque fois qu’ils en ont l’occasion, une des stratégies des djihadistes, est de mettre un insupportable blocus sur les aires de culture. Les djihadistes veulent empêcher même nos paysans de cultiver afin de fragiliser ce pays. C’est juste pour vous faire comprendre que l’auto-suffisante alimentaire est le pilier même de la sécurité avant tout.
Nous avons découvert, lors de notre tournée à l’intérieur du pays, plus de 200 associations de paysans au Mali et qui sont prêtes à nous suivre, y compris certains Donsow « Chasseurs », enseignants et autres. De ce fait, je crois que l’État doit trouver une solution face à ce problème car je sais que l’année prochaine, le Mali tombera dans la famine. Ce qui serait une énorme catastrophe pour la transition et les Maliens. Donc, ce combat est celui de tout un chacun. Et nous avons besoin de tout le monde pour le mener.
Entretien réalisé par Mohamed Meba TEMBELY et Seydou FANÉ
Transcription : Tiécoro Sangaré, Siguéta Salimata Dembélé, Fatoumata Boba Doumbia et Safiatou Coulibaly
Source: Les Échos- Mali