La « colline du savoir », appellation par laquelle les Maliens désignent les universités publiques, est-elle condamnée à être le théâtre d’affrontements violents entre étudiants membres de l’Association des élèves et étudiants du Mali (AEEM) ? Alors que le débat sur l’avenir de l’enseignement supérieur se poursuit, les violences s’intensifient.
Cet article a été publié en octobre 2018 par le magazine Perspective Intelligence. Nous la republions ici pour nos lecteurs, car il concerne un sujet toujours d’actualité.
Mardi 16 octobre 2018, des affrontements à coup d’armes à feu et de machettes, opposant des clans rivaux du comité AEEM de la Faculté de droit privé, ont fait 9 blessés dont 2 graves. L’un d’eux, Ibrahim Maïga, atteint d’une balle à la tête, est décédé le 19 octobre. Ces événements surviennent après que l’ancienne ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, Assetou Founè Samaké, a fait adopter à l’Assemblée nationale, en juin 2018, un projet de loi dont l’une des dispositions met en place une police administrative dans les universités et grandes écoles. Bien qu’elle soit salutaire, cette mesure semble plus s’attaquer aux conséquences qu’aux causes qui sous-tendent la violence dans les espaces universitaires au Mali.
Pour mémoire, le 19 décembre 2017, des affrontements entre des factions rivales du comité AEEM de la Faculté des Sciences et des Techniques avaient fait un mort. Par la suite, des opérations de fouille menées par le commissariat du IVe arrondissement de la capitale malienne avaient permis de découvrir un arsenal de guerre sur le campus : 20 pistolets artisanaux, 63 machettes, 208 couteaux, 6 bâtons de défense, 7 marteaux, 1 ceinture, 12 gourdins et barres de fer, 8 ciseaux, 5 tournevis, 6 lance-pierres.
Hausse préoccupante des violences et crise scolaire
Il faut dire que, ces dernières années, les alertes se sont intensifiées face à cette hausse préoccupante des violences dans les universités, sans que le gouvernement ne parvienne à y apporter une réponse. Pourtant, la question de la violence en milieu universitaire et scolaire reste entière, et loin d’être réglée. On relèvera aussi que c’est une infime minorité d’étudiants, réunis au sein de l’AEEM, qui se rend coupable d’actes de violences en violation des lois et en bafouant le système de valeurs. Pour de nombreux Maliens, il ne fait aucun doute que cet accroissement de la violence dans les écoles et universités, en plus d’être une préoccupation majeure de la société, est devenu un problème de sécurité d’actualité qui résulte de la crise que traverse l’école depuis des décennies, dans un pays où « le gouvernement est passé maître dans l’art de sauver l’année, tout en se montrant incapable de sauver l’école, c’est-à-dire de trouver une solution durable à la crise qui la secoue… »
Sur les réseaux sociaux et dans la presse, le débat enfle et met aux prises ceux qui sont pour ou contre la dissolution de l’AEEM pour mettre fin à la violence, sans pour autant qu’il y ait une réflexion sur les causes du délitement du mouvement estudiantin. C’est pourtant à cet exercice de réflexion que s’adonne Drissa Diakité dans un article sur la crise scolaire au Mali, paru en 2000, dans le Nordic Journal of African Studies. Pour l’historien et ancien doyen de l’ex-Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Bamako, le laxisme étatique est pour quelque chose dans la dérive du mouvement estudiantin en acceptant d’aller au-devant de certaines revendications telles que la « libéralisation de la tenue des assemblées générales que, dans les faits, on autorise pendant les heures de cours ; reprise dans le système d’anciens élèves exclus pour insuffisance de travail ; (…) octroi des bourses, y compris à l’étranger, à des dirigeants de l’AEEM qui ne remplissaient pas les critères d’obtention, etc… »
En abordant la question des interférences politiques, l’article insiste sur le fait qu’à la suite du soulèvement populaire du 26 mars 1991, qui a emporté le régime de Moussa Traoré, l’AEEM a siégé au Comité de Transition pour le Salut du Peuple (CTSP), devenant presque une institution. Et, plus encore, les tentatives de mainmise sur le mouvement estudiantin (ou les tentatives de manipulation des revendications estudiantines) sont à l’origine des « tendances rivales au sein du syndicat étudiant », renforçant par là même « le caractère radical de ses prises de position ».
Et Drissa Diakité de conclure qu’« il ne serait pas exact de rechercher les racines de la crise scolaire dans les manipulations politiciennes et de croire qu’il suffirait de bouter la politique en dehors de l’école pour guérir celle-ci de ses maux. Simplement, il serait souhaitable, comme le dit Moussa Balla Diakité (ancien dirigeant, membre fondateur de l’AEEM) que l’AEEM comprenne que sa ‘’place se trouve dans la société civile et nulle part ailleurs’’. La situation historique qui a permis à l’AEEM de jouer le rôle historique qui a été le sien en mars 1991, était une période particulière qui ne peut demeurer permanente. »
Arme de revendication
Drissa Diakité identifie un autre problème que pose la crise de l’école dans l’abdication des parents de leur rôle dans l’éducation, en ce sens que « tout se passe comme si les parents, préoccupés par la survie quotidienne (condiments, habitat, santé, céréales), avaient relégué la question éducative au second plan, tombant ainsi dans une sorte d’inertie et d’attentisme face aux sorties intempestives et répétées de leurs enfants. » A cela, s’ajoute le fait que l’utilisation de la violence au sein du mouvement remonte au soulèvement populaire de mars 1991 où, face à la violence d’État, les jeunes du mouvement démocratique ont aussi riposté avec violence, notamment contre les symboles de l’État : feux de signalisation, édifices publics, véhicules de l’État et domiciles des responsables de l’État.
La violence s’est donc peu à peu installée à l’école à tel point qu’elle est devenue une arme de revendication : « Ainsi, par exemple, l’organisation des simples assemblées générales des étudiants se fait-elle sous la menace d’agressions physiques contre ceux qui osent émettre un point de vue différent. On a vu des étudiants qui avaient librement exprimé leur opposition à un mot d’ordre du bureau de coordination de l’AEEM tabassés dans leurs établissements et leurs domiciles saccagés. Si bien que s’est installée une certaine forme de « loi d’omerta ».
L’un des mérites de l’article de Drissa Diakité réside dans la façon de démontrer que l’AEEM est noyautée par le pouvoir qui finance lui-même les congrès, les missions syndicales. L’opacité qui entoure la gestion de ces financements contribue aussi à créer des clans, qui se construisent ainsi « un trésor de guerre ». Une réalité qui est validée par nombre de membres du mouvement et certains anciens militants comme Mahamane Mariko (ancien Secrétaire général adjoint puis Secrétaire général du bureau de la coordination entre 1998 et l’an 2000), qui estime que « l’État a une grande part de responsabilité dans cette culture de la violence dans l’espace scolaire et universitaire. Mais il s’agit surtout d’une politique destinée à diviser pour mieux régner, et qui fait beaucoup de mal. Elle est faite avec un esprit i… » Toutes choses qui jettent le discrédit autant sur l’AEEM que sur le pouvoir, accusé de faire de l’école un lieu de mobilisation politique.
Les récents actes de violence au sein du syndicat étudiant constituent donc une remise en cause des réponses apportées par l’État. En 1994, les « concertations régionales » organisées par le gouvernement avaient recommandé la dépolitisation de l’école, le rétablissement du dialogue avec l’AEEM et sa dissolution pure et simple au niveau de l’enseignement fondamental, l’application stricte des textes et règlements et la définition des rôles de chaque partenaire. Mais, il apparaît que seule la recommandation sur la dissolution de l’AEEM au niveau de l’enseignement fondamental a été appliquée sérieusement. Quoi qu’il en soit, cette série de violences a le mérite de relancer le débat sur l’avenir du syndicat estudiantin dont la dissolution est réclamée à cor et à cri par ceux et celles qui pensent qu’il n’a perdu sa raison d’exister.
Si la dissolution paraît être une solution trop radicale, plusieurs pistes peuvent être explorées. La première est la démocratisation du mouvement, ce qui est déjà le cas au sein du comité de l’ex-Faculté de Médecine, où les modes d’élection sont largement reconnus comme transparents, et alors que certains militants dénoncent surtout le fait que le Secrétaire général de la coordination est imposé et non élu. La seconde est la dépolitisation de l’école qui reste jusqu’à présent un vœu pieu, sans compter que les étudiants bien formés, qui ont les idées pour réorienter le mouvement, ne voient plus celui-ci que comme l’affaire de ceux qui ne jurent que par la violence, et s’en désintéressent. Enfin, l’urgence de la situation impose d’organiser, sous les auspices des militants de l’AEEM et des étudiants, un forum qui permettra de discuter de l’avenir du mouvement.
Bokar Sangaré est journaliste et auteur du recueil de chroniques et de nouvelles Être étudiant au Mali (2016), aux éditions La Sahélienne.
Source : Benbere