Le décret colonial du 12 décembre 1905 a aboli l’esclavage en Afrique occidentale française, mettant ainsi fin à un commerce de très longue date. Cette avancée n’a cependant pas mis fin à la dimension sociale du phénomène, car l’émancipation véritable n’a toujours pas eu lieu
Paul Lovejoy, dans « Une histoire de l’esclavage en Afrique », (Kathala, 2017) nous donne des indications précieuses sur ce qu’il présente comme une « introduction à l’histoire de l’esclavage » En 1904, avance-t-il, la ville de Sinsani comptait 6. 443 esclaves. Cet effectif représentait 31% de la population. Pour lui, ces « esclaves sont majoritairement importés du Sud », c’est-à-dire la zone de Sikasso qui a vu Samori s’en prendre à Tiéba et Babemba du Kénédougou.
Banamba devenait une place forte, du fait des plantations qui environnaient le secteur. En 1910, Touba comptait 20. 000 esclaves sur une population de 3000 personnes. Kiban en comptait 5. 000 sur 2. 300 personnes.
Une ville comme Ségou, comptait, d’après le même auteur 53% de sa population qui était composée d’esclaves en 1894. Il s’agit ; à tout point de vue, d’une pratique ancienne.
Le colonialisme dans son cynisme dit avoir libéré les hommes. Mais dans les faits, il a continué l’oppression avec l’avènement de l’impôt de capitation et le travail forcé. De père en fils, en dehors de tout cadre légal, certains de nos compatriotes n’ont pas encore brisé les chaînes.
De père en fils, ils sont esclaves. Les drames récurrents dans la région de Kayes en sont la preuve. Il n’y a pas que Kayes. Dans le delta du Niger, dans les lacs de Tombouctou, à Kidal, à Ménaka, la pratique est en cours. Aujourd’hui, la région de Kayes focalise l’attention. De plus en plus, on y assiste à des « rebellions » des « esclaves » contre les « maîtres ».
Ceux-ci, tiennent à faire respecter l’ordre en mâtant les insurgés. Il y a même des cas de bannissement. Et pourtant le Mali est indépendant depuis 1960.
En réalité, le fait n’est pas nouveau. Marie Rodet dans « Mémoires de l’esclavage dans la région de Kayes, histoire d’une disparition » (Cahiers d’études africaines, 2010) s’est intéressée à la problématique. Elle a travaillé sur les archives coloniales qui n’ont pas gardé une « longue mémoire » des rébellions.
À Maméri/Bouillagui, Botégué, Balandougou, Taganabougou et Bamballa ; Bangassi, l’auteur a dévoilé les « mémoires alternatives », les récits contenus sur « la construction des identités et la réorganisation des rapports sociaux dans les sociétés post-esclavagistes…»
Elle définit « les mémoires locales comme des formes locales d’interprétations d’événements passés faisant partie de l’identité des communautés concernées ». Ainsi a-t-elle pu investiguer sur les «mémoires transmises » mais aussi les « silences », les « oublis »
Il faut préciser que les personnes qui ont vu les effets du décret de 1905 n’existent plus au moment de l’étude. Dans les archives, l’auteur a pu trouver une « réclamation » des notables du Cercle de Kayes à l’attention de l’administration coloniale. Il s’agissait d’une plainte des notables contre « les habitants du village de liberté de Médine ». Les motifs sont cosignés. Il s’agit de « plusieurs incidents liés aux fuites d’esclaves vers ce village ». Il y a le ca très précis de « Hamadi Ba de Petit-Kayes » parti à la recherche de Nio Traoré, l’esclave de son frère ». Les « villages liberté » sont des villages où les anciens esclaves pouvaient être libres et bénéficier des « papiers de liberté ».
Les anciens esclaves procèdent par évasion : « Les premiers esclaves évadés de Médine se sont d’abord réfugiés dans des grottes où ils/elles sont resté(e)s en attendant de se sentir suffisamment en sécurité pour pouvoir fonder leurs propres villages», lit-on. Le discours évolue. Après 1905, on ne parle plus d’esclaves mais « d’anciens domestiques/serviteurs », « d’anciens refugiés ». « Les villages de liberté » sont présentés comme des « villages de refuge ». En réalité, ce jeu de mots était l’illustration d’une pirouette magistrale. En laissant de côté la notion « de maîtres/esclaves », l’administration refoulait la réalité de l’esclavage. Elle est alors dans son rôle pour dire que l’esclavage n’est pas un problème.
Ragaillardis, la région de Kayes va connaître une série d’ « exodes » en direction du Wassoulou, de Bougouni, de Sikasso, d’où ils ont été pris et vendus. Les rapports administratifs parlent d’un effectif avoisinant 20% de la population esclave totale sur huit ans. Le récit est pathétique. L’auteur donne la parole à Adiétou Siby, né en 1928 à Marena : « Sa grand-mère qui s’appelait Kounadi Souko venait du Wassoulou.
Son grand-père Diarra Siby avait acheté à l’époque des guerres de Samori un groupe d’esclaves dans le Wassoulou dont sa grand-mère faisait partie, sans doute adolescente à l’époque.
Une fois installée et mariée à Marena, elle se mettait à pleurer à chaque fois qu’elle entendait et voyait des joueurs de balafon, un des instruments de musique utilisé dans sa région d’origine au Wassoulou. à Kayes, la problématique est réelle. En 1937, on peut lire ce portrait du Canton de Kayes : « Subdivision administrative créée par nous, peuplée d’anciens captifs libérés de races diverses avec prédominance de Bambara.
L’origine de ces populations et la diversité des races rendent le commandement de ce Canton très difficile ». Les archives de la justice coloniale sont aussi indicatives. En 1932, le tribunal de second degré de Kayes a condamné trente-neuf personnes au motif qu’elle ont déclenché une « bagarre à main armée », en réalité des « affrontements contre des anciens maîtres de manière préméditée par les anciens esclaves », soit « une rébellion ». La bagarre à mains armées a entraîné l’incendie d’un notable aisé du village de Sélifély.
Cette réalité historique a ses prolongements actuels dans l’épais contentieux social de l’ensemble de la Région de Kayes. L’esclavage domestique a encore de beaux jours devant lui.
Source : L’ESSOR