REPORTAGE. Dans le sillage des conséquences économiques du Covid-19, l’affaire Sonko illustre le rejet d’une gouvernance jugée menaçante pour la démocratie.
u lendemain des émeutes qui ont secoué Dakar jusque dans la soirée du 5 mars, les preuves des violents affrontements entre les forces de l’ordre et la population restent bien visibles : carcasses de voitures brûlées, maisons incendiées, sièges de médias saccagés, magasins pillés, rues parsemées de pierres, stations-service détruites… « La situation me laisse sans voix », confie Mamy, conseillère commerciale de 34 ans. Depuis deux jours, la tension était palpable dans le pays à la suite de l’arrestation le 3 mars d’Ousmane Sonko, principal leader d’opposition accusé de viol. Les heurts se sont multipliés pour atteindre un cran supérieur ce vendredi avec des émeutes d’une ampleur inconnue depuis plusieurs années. Des scènes de guérilla urbaine se sont produites dans de nombreux quartiers de Dakar, mais aussi dans d’autres villes du Sénégal. Très vite et malgré l’interdiction de rassemblement en raison du Covid-19, les forces de l’ordre se sont retrouvées dépassées par la foule de milliers de manifestants qui a répondu à l’appel des partis de l’opposition et les mouvements de la société civile pour une grande marche pour la défense de la démocratie. Le bilan officiel fait état de quatre décès, mais s’élèverait en réalité à au moins six morts, tandis que de nombreux blessés sont à déplorer des deux côtés.
De l’affaire privée aux manifestations…
Les affrontements ont commencé le 3 mars à la suite de l’arrestation d’Ousmane Sonko, principale figure d’opposition. Le député, président du parti politique Pastef-Les Patriotes, fait l’objet depuis février d’une plainte pour « viols répétés » et « menaces de mort » déposée par une employée d’un salon de massage où il se rendait fréquemment. Son immunité parlementaire avait été levée le 26 février. Arrêté pour « troubles à l’ordre public » et « participation à une manifestation non autorisée » alors qu’il se rendait à une convocation au palais de justice de Dakar pour l’affaire du viol, il a aussitôt été placé en garde à vue. Refusant de signer un protocole de liberté provisoire si « les otages politiques » n’étaient pas libérés, une nouvelle convocation est prévue ce lundi à 11 heures. Une autre procédure pour « appel à l’insurrection » a été lancée ce vendredi contre le député de 46 ans.
… qui en disent long du ras-le-bol des populations
Si l’affaire Sonko a d’abord mobilisé dans le camp du leader du Pastef, elle a rapidement dépassé la personne de l’opposant politique. « Sonko est révélateur d’une crise sérieuse accentuée par le Covid-19 qui a accru la pauvreté dans la société sénégalaise. Avec le couvre-feu, c’est impossible de travailler le soir, il n’y a pas d’aides pour manger. On assiste à des émeutes de la faim où les gens pillent les magasins », analyse Alioune Tine, activiste des droits de l’homme et fondateur d’Afrikajom. Au moins 14 magasins de l’enseigne française Auchan ont été dévalisés et saccagés par les manifestants. « Je suis employée dans une société française, donc je suis inquiète vu les débordements. Pour certains, la France soutient le président Macky Sall », rapporte Mamy. La frustration et la perte de confiance, notamment des jeunes, à l’endroit du gouvernement traduit un malaise profond. « La bombe à retardement a explosé. Ce sont les oisifs errants, comme les a appelés irrespectueusement Macky Sall, qui se retrouvent en grand nombre dans la rue. Beaucoup n’ont pas de qualification, pas d’emploi, mais le président ne fait rien. Nous sommes au ralenti, surtout dans l’éducation qui a besoin de réformes », se désole El Amine, Dakarois de 30 ans. Les manifestations sont aussi devenues les symboles d’une remise en cause de la classe et du système politique. « L’ascenseur est bloqué. L’argent est détenu par une oligarchie corrompue et la justice est à deux niveaux. C’est cette accumulation qui entraîne un ras-le-bol, ça va au-delà de Sonko », ajoute le chef d’entreprise, qui avait voté Macky Sall en 2012 pour faire barrage à Abdoulaye Wade. Pour lui, Sonko est une alternative qui servirait de rupture avec le système actuel. « On n’a rien à perdre », conclut-il.
Une démocratie malmenée…
Réduction d’Internet depuis jeudi, ordre du préfet de Dakar de gazer les journalistes lors de la manifestation du 3 mars, suspension de deux télévisions à couverture nationale accusées d’avoir encouragé à l’insurrection pour avoir diffusé les manifestations « en boucle » : RSF a dénoncé des atteintes à la liberté de la presse. Plusieurs sièges de médias sénégalais, notamment des médias pro-gouvernementaux, ont aussi été attaqués par les manifestants. « Ce qui se déroule est dangereux pour la démocratie et un coup dur porté à la liberté d’expression. On n’aurait jamais imaginé cela. La presse se retrouve entravée dans son exercice et en danger », s’insurge Sambou Biagui, le président de l’Association de la presse pour l’entraide et la solidarité (APRES).
Pour de nombreux Sénégalais, c’est donc la démocratie qui est menacée. « Lutter contre l’arrestation de Sonko, c’est aussi défendre la démocratie et la liberté avec une justice pour tous. Avant, j’étais indifférente au Pastef, mais la machination contre lui a eu l’effet inverse de celui recherché : il en sort grandit », raconte Adama, étudiante en master de communication à l’université Gaston-Berger de Saint-Louis, où les affrontements ont été nombreux. Mamy, pourtant peu intéressée par les questions politiques, se dit « presque prête à manifester car il ne faut pas bafouer [leurs] droits ». Depuis ces derniers jours, elle a recommencé à remplir son dossier pour émigrer au Canada. « Un pays où on t’emprisonne pour ton avis, où la justice n’existe que pour les riches…, ça ne fait pas chaud au cœur », souffle-t-elle.
… et une opposition qui craint d’être muselée
Ousmane Sonko, qui se présente comme un candidat antisystème, réfute les accusations de viol à son encontre et dénonce un complot politique orchestré par Macky Sall pour l’exclure de la scène politique en vue des élections présidentielles de 2024. « Macky Sall est dans sa logique de réduire l’opposition à sa plus simple expression comme il l’a lui-même dit. C’est déplorable », fulmine Vito, responsable politique du Pastef à Sindia, blessé par une grenade fumigène lors d’un rassemblement en soutien à Ousmane Sonko début février. Les cas de Khalifa Sall, ancien maire de Dakar, et avant lui Karim Wade, tous les deux éjectés de la scène politique pour détournement financier durant la présidence de Macky Sall, sont dans tous les esprits.
Autre crainte pour la démocratie : la présence supposée d’une milice privée dans les manifestations. « On a des vidéos qui prouvent que le gouvernement a fait appel à des nervis, payés 15 000 francs CFA [23 euros] par jour, pour venir en renfort des forces de l’ordre », assure Vito, qui rapporte également des violences commises par ces hommes de main sans que les forces de l’ordre n’interviennent.
Le camp présidentiel se défend…
En filigrane, c’est aussi la question du 3e mandat qui est au cœur des interrogations. Au pouvoir depuis 2012, Macky Sall ne s’est pas encore prononcé sur la question. La Constitution sénégalaise fixe une limite à deux mandats consécutifs, mais l’opposition craint d’être muselée avant qu’il ne soit reconduit. Le gouvernement de son côté rejette toute idée d’arrière-pensée politique derrière ce cas. Selon Abdou Ndiaye, président du mouvement L’Appel de la République, en soutien à la coalition gouvernementale, « cette affaire privée qui se pose sur la place publique doit être réglée par la justice, Sonko est un justiciable comme les autres ».
… face à des manifestants déterminés
La jeunesse est particulièrement mobilisée, les moins de 20 ans représentant 55 % de la population. « On a une génération qui est prête à mourir, car elle n’a rien à perdre, elle n’a ni horizon ni espoir. Elle cristallise tous les espoirs sur Sonko », souligne M. Tine. Sur les réseaux sociaux, le hastag #FreeSenegal, informant sur la crise sénégalaise, a été massivement relayé. « Le peuple est déterminé, on veut la libération de Sonko. C’est devenu un problème entre les Sénégalais et le pouvoir, maintenant. C’est maintenant ou jamais, donc ça va continuer. Ce n’est pas encore une révolution, mais ça peut le devenir », affirme Vito, qui a reçu plusieurs menaces de mort pour son engagement politique.
Un risque majeur : l’aspect incontrôlé des manifestations
À la différence des événements de 2012 qui avait empêché un 3e mandat du président Abdoulaye Wade par la victoire de Macky Sall, ces manifestations semblent cette fois incontrôlées, comme en témoignent les nombreuses destructions et agressions en marge des manifestations. « En 2012, il y avait un fort leadership et le sens des limites existait. Aujourd’hui, nous sommes dans une escalade de la violence. Tout le monde semble dépassé par la situation », s’inquiète l’activiste. Selon M. Ndiaye, il est urgent de « revenir à la raison pour stopper les dérives et recentrer les discours sur la République ». L’homme dénonce le discours « va-t-en-guerre provocateur et violent [d’O. Sonko] dont le Sénégal n’a pas besoin. Un grand leader doit pouvoir contrôler ses partisans », fustige Abdou Ndiaye.
L’inquiétude internationale et de la société civile
Vendredi soir, l’ONU s’est dit « très préoccupée » et a appelé « à éviter une escalade » dans ce pays d’Afrique de l’Ouest connu pour sa stabilité. Les perspectives d’apaisement semblent pourtant minces. Après être longtemps resté silencieux, le gouvernement s’est adressé au peuple par la voix de son ministre de l’Intérieur dans la soirée du 5 mars. Antoine Felix Abdoulaye Diome a tenu un discours au ton sévère, assurant que « l’État mettrait tous les moyens nécessaires pour ramener l’ordre ». Le ministre a qualifié les manifestations « d’actes terroristes », « de conspiration contre l’État », assurant des poursuites contre les participants. Un discours loin de rassurer Alioune Tine qui craint que « l’irréparable ne se produise. Il faut des décisions, mais le régime continue de rester sur sa ligne de défense et ne lâche pas du lest ».