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Sahel: le recours aux milices locales pour lutter contre le terrorisme envenime les conflits communautaires

La frontière Mali-Niger est en proie à une escalade de la violence qui soulève des inquiétudes. Le vendredi 17 mai dernier, 17 personnes ont été tués en territoire nigérien, près de la frontière malienne. Les victimes seraient des Peuls et un doigt accusateur est pointé en direction du Groupe autodéfense touareg Imghad et alliés et du Mouvement pour le salut de l’Azawad, des milices actives dans la région malienne de Ménaka.

Auparavant, entre fin avril et début mai, près d’une cinquantaine de personnes avaient trouvé la mort à Ménaka. Dans ces espaces frontaliers, affectés aussi par les trafics, les forces françaises et les milices font la guerre aux groupes armés terroristes, qui sont loin de rendre les armes.

Yvan Guichaoua, chercheur, maître de conférences à la Brussels School of International Studies et auteur de nombreuses publications sur la crise au Sahel et Dougoukolo Alpha Oumar Ba-Konaré (psychologue clinicien, expert du fait religieux, de la psychologie interculturelle et des questions de minorités ethniques), chercheur et président de l’observateur peuls Kisal, reviennent pour Justiceinfo.net sur les récents évènements.

 Peut-on parler de règlement de compte entre les communautés peules et touareg à propos des massacres du 17 mai ?

Yvan Guichaoua : Les autorités nigériennes, qui ont dépêché leur ministre de l’Intérieur dès le lendemain du massacre, se gardent bien de nommer les groupes d’appartenance des victimes et des bourreaux présumés. Les victimes sont Peules sans l’ombre d’un doute. Des témoins accusent les hommes de la milice communautaire Imghad (sous-groupe touareg) (Groupe autodéfense touareg Imghad et alliés), dirigée par le Général Gamou, d’avoir commis le massacre. Le ministre Bazoum a dit lui-même que ce massacre s’inscrivait dans un cycle de violences communautaires impliquant des mouvements armés venant du Mali. La question essentielle est de savoir pourquoi ce conflit communautaire se réveille maintenant et avec une telle violence. Par ailleurs, le caractère communautaire de ces violences se joue concrètement bien en deçà d’un clivage qui opposerait les « Peuls » aux « Touaregs » : il se joue à un niveau ‘infra-tribal’ avant tout entre des groupes qui se disputent un espace commun à la frontière entre le Mali et le Niger, et, au sein de ces groupes, entre ceux qui ont pris les armes en prétendant défendre leur groupe. Le GATIA qui dit représenter les Imghads, et le MSA (Mouvement pour le salut de l’Azawad), qui dit représenter les Daoussahaks, ne font pas l’unanimité au sein même de leur communauté.

Dougokolo Alpha Ba-Konaré : Il serait judicieux de parler plutôt d’opportunisme que de règlements de compte. Ce ne sont pas des civils qui attaquent des civils. Et il y a une dissymétrie entre les deux côtés. On a des hommes armés d’une part, et des victimes sans défense de l’autre. De plus, les Peuls ciblés sont des Djelgobe, une communauté jusqu’à présent peu touchée par les violences.

Quelles sont les raisons des affrontements entre ces communautés ?

Y.G : Les conflits entre éleveurs et touareg dans la zone ont une histoire vieille de dizaines d’années, ponctuée de meurtres et de vols de milliers de têtes de bétail. Ils sont structurellement liés aux transformations de l’économie politique et à la faiblesse des systèmes de gouvernance frontaliers. Mais, ils n’ont jamais eu l’ampleur qu’ils ont aujourd’hui. Car la rébellion, le djihad et, plus récemment, les opérations anti-terroristes sont passées par là. En 2011 et 2012, les Daoussahaks ont joué un rôle important dans la mise en place du MNLA (Mouvement national de libération de l’Azawad), ce qui a été vu d’un mauvais œil par les éleveurs peuls de la zone. De jeunes peuls ont ainsi rejoint en 2012 l’ennemi le plus crédible du MNLA : les djihadistes du MUJAO (Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest). Lorsque l’opération Serval a chassé les djihadistes, ceux-ci se sont reconstitués en partie sur la frontière Mali-Niger autour d’Abou Walid Al Sahraoui, qui a ensuite fait allégeance à l’État islamique en créant l’EIGS (État islamique dans le Grand Sahara). L’EIGS a perpétré de très violentes agressions contre les forces armés nigériennes, pris des otages occidentaux, tué des militaires américains à Tongo-Tongo. Face à la situation sécuritaire critique de la frontière Mali-Niger et en l’absence de dispositif officiel régional de lutte contre le terrorisme, la France, le Niger et le Mali ont délégué en partie la lutte contre l’EIGS aux groupes locaux qui étaient prêts à le faire : le GATIA du Général Gamou et le MSA du Daoussahak Moussa Ag Acharatoumane, membre fondateur du MNLA revenu dans le giron loyaliste. On a donc confié le contre-terrorisme à ceux avec qui les Peuls de la zone sont en conflit depuis des générations. Abou Walid Al Sahraoui qui a ensuite fait allégeance à l’État islamique en créant l’EIGS. Abou Walid a cultivé sa base combattante peule locale. A partir de mi-2017, ce partenariat contre-terroriste entre Barkhane, le GATIA et le MSA a été effectif et s’est encore intensifié à partir de début 2018. Il a été accompagné d’abus contre les civils tandis que l’EIGS lui aussi s’en prenait aux civils, commettant des massacres début 2018 contre des populations Daoussahaks. Ce qui était supposé être une guerre entre groupes armés a très vite connu des débordements sur les civils des deux côtés. En confiant le contre-terrorisme à des milices émanant des communautés, on embarque de facto les populations dans une aventure très dangereuse

Les Peuls ont été attaqués sur le territoire nigérien. Comment les milices parviennent-elles à traverser la frontière sous le nez des Forces de de défense et sécurité nigériennes ?

Y.G : Il n’est en aucun cas surprenant de voir le GATIA ou le MSA traverser la frontière à leur guise. Cette mobilité leur a été octroyée par les autorités nigériennes.

D.A. O. K : La frontière est poreuse car les armées nationales sont faibles. Une fois cette évidence énoncée, il faut noter que ce sont les groupes armés du MSA et du GATIA qui sont de facto les autorités en charge de la sécurité sur l’axe menant de Ménaka à la zone transfrontalière Mali-Niger. Les groupes armés issus de Ganda Izo sont aussi présents, mais avec beaucoup moins de puissance. Ainsi, tout groupe armé se revendiquant de ces groupes plus puissants, bénéficie normalement d’une forme de légitimité de la part des États. Ce qui est troublant, c’est qu’il y ait si peu de comptes rendus sur les activités des groupes.

 Ne pensez-vous pas que les logiques de lutte contre les groupes armés terroristes sont en train d’occulter ce que d’aucuns considèrent comme le fond du problème, c’est-à-dire les trafics (armes, drogue, etc.) ?

D.A. O. K : Tout est lié, et tout le monde mange aux mêmes râteliers. Si les groupes armés terroristes et les groupes armés autres bénéficient des réseaux de la drogue pour leurs financements, cela vaut aussi pour des acteurs mineurs du terrain. Ceci est un problème de gouvernance. Ainsi, ce qui est occulté, c’est, de manière plus globale, la question de la gouvernance, et du sous-développement. Tout est éludé, au compte d’une vision militariste absolue. Il est vrai que sans sécurisation, aucun plan de développement et d’intégration dans le développement et les mécanismes sociopolitiques ne sera possible. Pourtant, ces enjeux-là peuvent être une clé pour la sécurisation.

Comment maîtriser des territoires où les populations ne parviennent pas à se projeter de manière réaliste tant elles souffrent ? Apporter une attitude bienveillante, conciliante, attentive, permettra de déblayer des pistes pour une meilleure coopération civilo-militaire. Sans cela, aucune sécurisation ne sera possible. Et donc aucun développement.

L’axe central est la bonne gouvernance. Si l’on parvient à respecter la vie et les volontés essentielles des civils, on investira sur le long terme pour la bonne gouvernance et le développement de la région.

Dans ces violences à Ménaka et Tillabéry, il manque énormément de présence de la société civile. Les gens en armes monopolisent les discussions et la voix des civils. Pourtant, chacun est partisan de communautés spécifiques. Ce sont les États qui devraient supplanter et superviser tout cela. Mais ils ne le font pas. Ainsi, les luttes continuent. Les morts s’entassent. Les sociétés deviennent encore plus vulnérables aux radicalisations de types divers (ethnique, religieux, etc.), la violence augment, et le cercle vicieux se renforce et contamine.

Que pensez-vous de cette stratégie de Barkhane qui consiste à s’appuyer sur les milices Gatia et MSA pour faire la guerre aux groupes armés terroristes ?

Y.G : Barkhane a une obligation de résultats. Le président Macron la met sous pression et le contexte malien caractérisé par une année 2017 désastreuse en termes de violences et les élections qui se profilent en juillet poussent à des actions aux effets rapides. Cet arrière-plan et le fait que le G5 Sahel n’est toujours pas opérationnel expliquent le choix pragmatique de s’associer avec des milices communautaires. Ce que je ne parviens pas à comprendre et qu’il faudrait demander aux gens de Barkhane, c’est l’absence d’anticipation des effets sur le tissu communautaire de cette lutte anti-terroriste. On dirait que les Français réalisent seulement maintenant que ces opérations mettent en danger les civils, notamment peuls côté Niger. C’est un peu tard, car après des mois de violences à la frontière, le sentiment que la France a pris parti dans un conflit communautaire est en train de s’ancrer dans les esprits des populations peules de la zone. Mais il n’est, espérons-le, pas trop tard pour inverser la tendance.

D.A. O. K : Si Barkhane a fait jusqu’à présent le choix tactique de lutter contre les mouvements terroristes en agissant conjointement avec les groupes armés, c’est parce que ceux-ci ont acquis une légitimité institutionnelle à l’issue des accords d’Alger. Le droit semble respecté. Pour autant, il faut revenir à la question de la redevabilité et de la responsabilité continue. Ce n’est pas parce que des groupes ont été adoubés par la communauté internationale et les États sous régionaux que leur vernis moral doit être indiscutable.

Il faut aborder le moment présent comme une opportunité de tirer des leçons des alliances des dernières années. Cela peut se faire sans remettre en question l’Accord issu du processus d’Alger de 2015. Chacun est responsable de ses propres collaborations.

 La question que tout le monde se pose est : que faire aujourd’hui pour une désescalade de la violence dans ces régions ?

Y.G : Un vrai problème se pose à court terme puisque la force a priori la plus légitime pour conduire les opérations anti-terroristes, le G5 Sahel, n’est pas en état de fonctionner. La solution choisie de s’appuyer sur des milices locales envenime les conflits communautaires et n’est pas la bonne non plus. Il reste Barkhane, dont les moyens ne sont pas infinis et qui reste une force étrangère donc à la légitimité contestable. Il n’y a sans doute pas d’autres solutions à court terme que de bricoler la moins mauvaise des solutions possibles. Cela pourrait commencer par renouer le fil cassé entre Peuls, Daoussahaks et Imghads, puis continuer par un désarmement des milices tandis que des efforts seraient faits pour faire rentrer les jeunes Peuls partis à l’EIGS. Si renouer le dialogue entre communautés n’est pas tâche aisée, il faut aussi compter sur les voix, à l’intérieur des communautés, qui récusent la violence entre voisins. Elles sont nombreuses dans chaque communauté. On peut ainsi noter que tous les Daoussahaks ne se sont pas alignés sur le MSA précisément du fait de divergences stratégiques autour de la lutte anti-terroriste. Il y a aussi un impératif d’assistance et de justice vis-à-vis des familles des victimes, et des centaines de déplacés de force.

D.A. O. K: Sur le papier, toutes les parties se disent de bonne foi : les autorités maliennes et nigériennes, les groupes armés proches des États, la société civile, Barkhane, la MINUSMA. Qu’est ce qui ne fonctionne pas, alors ? Il y a le manque d’ambition des projets de paix. On veut toujours colmater des problèmes ponctuels, alors qu’il y a un réel besoin d’élargir des tables de discussion. On n’est pas obligé de remettre en question le sacro-saint accord issu du processus d’Alger. Il y a des instruments internationaux et nationaux pouvant amener le dialogue au plus près des communautés que l’on entend moins, comme les Peuls mobiles victimes des groupes armés de tous bords. Sans des discussions d’égal à égal avec les États et les institutions, on risque de déboucher sur des accords creux, épuiser l’énergie des intervenants, vulnérabiliser encore plus à l’opportunisme du terrorisme.

Yvan Guichaoua, et Dougoukolo Alpha Oumar Ba-Konaré -25.05.18

SourceJusticeinfo

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