La guerre que Poutine a déclenchée contre l’Ukraine le 24 février a saisi l’Europe et le monde entier d’effroi et d’horreur. Elle a pris également le monde par surprise. Je dois ici admettre avec modestie que je me suis trompé. Je ne pensais pas que la guerre allait survenir et que Poutine commettrait cette erreur. Je n’ai jamais totalement exclu ce scénario. Mais je ne pensais pas que Poutine irait jusque-là. Beaucoup de personnes ne pensaient pas que Poutine commettrait cette erreur, y compris le président ukrainien Zelensky.
Pourquoi ai-je commis cette erreur d’appréciation ? Je n’ai pas d’illusions sur le caractère brutal répressif plus qu’autoritaire du régime de Poutine, mais jusqu’ici en tous les cas ce qui l’avait guidée c’était la défense de l’intérêt national russe et c’est pour cela que les Russes étaient prêts à accepter son autoritarisme. Il avait rendu du pouvoir d’achat aux Russes après les années Eltsine ainsi qu’une fierté d’être russe. Une grande partie de sa communication résidait sur le fait qu’il allait rendre le pouvoir en laissant la Russie bien plus haut que dans l’état dans laquelle elle était lorsqu’il avait accédé au pouvoir. Il vient d’effacer tout cela et de remettre en cause, y compris par rapport à l’intérêt national russe, toutes les conquêtes qu’il avait fait au cours de ses vingt dernières années.
Outre bien sûr les souffrances pour le peuple ukrainien, outre les inquiétudes dans le monde entier – je comprends tout cela –, cette guerre en Ukraine, du point de vue des Russes et de Poutine, est une erreur parce qu’elle va à l’encontre des objectifs qu’il s’est lui-même fixés.
Est-ce qu’il est irrationnel comme on l’entend souvent ? Est-ce qu’il est devenu fou en agitant jusqu’à la menace d’une guerre nucléaire ? Je crois qu’il est toujours rationnel mais que l’usure du pouvoir, son maintien au pouvoir pendant 22 ans sans contrepouvoir réel et l’isolement du fait du Covid-19 a fait qu’il n’a pas vu grand monde, pratiquement personne, a conduit à un isolement intellectuel et psychologique. Il a fait une erreur de calcul monumentale, comme d’autres l’ont fait dans le passé et comme ses prédécesseurs soviétiques l’ont fait lorsqu’ils ont attaqué l’Afghanistan en 1979 ou lorsque les Américains ont lancé la guerre d’Irak en 2003. À chaque fois, on pensait à une victoire facile qui s’est révélée être une catastrophe évidemment pour le pays attaqué, en l’occurrence ici l’Ukraine, mais aussi pour le pays qui avait lancé l’offensive.
Désormais, l’Ukraine est viscéralement opposée à la Russie. Le but de Poutine était de rapprocher l’Ukraine et la Russie. Ce pari déjà largement entamé après l’annexion de la Crimée, où il avait gagné la Crimée mais perdu l’Ukraine. Là, il a perdu l’Ukraine pour plusieurs générations. Il y aura un sentiment antirusse très profond en Ukraine et c’est bien sûr contraire à ses objectifs.
Il a également raté son objectif qui consistait à diviser un peu l’Europe et fragilisé l’OTAN. L’OTAN ne s’est jamais aussi bien portée qu’aujourd’hui puisque la solidarité atlantique est plus forte que jamais. Les pays européens et les Américains pensent la même chose. Il n’y a plus de divisions entre Européens et il est probable que les Européens augmentent de façon assez importante leurs dépenses militaires, y compris l’Allemagne. La Suède et la Finlande, des pays qui étaient neutres jusqu’ici, vont sans doute rejoindre l’OTAN. L’OTAN s’est donc renforcé ce qui est tout à fait contraire aux vœux de Poutine. Les sanctions économiques, qui avaient été inefficaces jusqu’ici, peuvent par leur ampleur et par leur caractère global frapper beaucoup plus durement la Russie.
Puis, il y a aussi les pertes humaines. Si poutine s’entête à vouloir conquérir l’Ukraine et à l’occuper, le nombre de morts ukrainiens, mais également russes, va augmenter. Même dans un régime autoritaire comme l’est la Russie, les gens n’aiment pas voir leurs enfants mourir à la guerre surtout sur des théâtres extérieurs et encore moins lorsqu’il s’agit d’un pays dont ils se sentent proches avec lequel ils peuvent avoir des liens amicaux ou familiaux comme l’Ukraine. Ainsi, alors que la population russe est déjà hostile à la guerre, l’augmentation du nombre de morts aussi bien ukrainiens que russes ne pourra que faire monter cette hostilité.
Enfin, il y a le prix de l’isolement. Les Russes sentent mis un peu au banc des nations sur les plans économique, politique, touristique et sportif. Toute la politique sportive sur laquelle Poutine avait beaucoup misé pour faire briller la Russie sur la scène internationale est remise en cause. Les Russes ont l’impression qu’ils appartiennent à un État paria et ceci va jouer. Même s’il n’y avait pas de difficultés économiques, le fait d’avoir cet isolement va forcément peser sur le moral des Russes. Les oligarques ne vont pas beaucoup apprécier de voir leur fortune être attaquée suite aux sanctions. Donc, tant l’opinion russe que les oligarques vont effectivement être très mécontents de la politique de Poutine.
Poutine est dans une impasse militaire : soit il se retire et aura échoué, soit il se maintient et échouera encore plus profondément en allongeant le nombre de morts. Il faut donc qu’il trouve une porte de sortie et le plus tôt sera le mieux. Souhaitons qu’un cessez-le-feu survienne le plus tôt possible pour mettre fin aux souffrances des populations. Ensuite, le temps de la négociation permettra peut-être de sortir de ce conflit.
En tous les cas, c’est finalement une grande partie de son capital politique aux yeux du peuple russe que Poutine est en train de dilapider. Il pouvait dire qu’il était autoritaire et détesté en Occident mais qu’au moins la Russie était respectée et de nouveau grande sur la scène internationale. Elle ne l’est plus. Elle risque d’être encore plus affaiblie. C’est donc toute cette politique et cette communication de Poutine qui est atteinte par cette fantastique erreur de calcul qu’il a commise en agressant l’Ukraine. Il s’agit d’une faute morale et contraire au droit international. Mais plus et pire encore pour Poutine, qui est assez peu sensible à ces notions, c’est devant le peuple russe qu’il sera comptable de son action.