Avec ses portraits d’enfants pleins d’émotions, l’artiste Justice Mukheli a fait sensation à la foire Akaa. Rencontre avec un talent venu tout droit de Soweto.
Par Jane Roussel
Une jeune fille emmêlée dans un foulard blanc ferme les yeux, visage orienté vers le ciel, sur fond de paysage désertique. Intitulé Thabelo, ce portrait de Justice Mukheli est plein de douceur et de nostalgie. Des émotions que l’artiste a eu du mal à imposer dans sa vie quotidienne. Au cours d’une conférence à la foire As Known as Africa (AKAA) qui s’est déroulée en octobre dernier, il parle d’un travail de longue haleine pour se défaire des pré-déterminations imposées par sa communauté : « Un homme ne pleure pas, les émotions ne me sont pas autorisées. C’est le discours de mes parents qui se sont battus contre l’apartheid. En leur temps, il fallait être dur. » Mais l’artiste à ses propres combats à mener, adaptés à son époque, selon ses mots. Cela passe par le fait de redonner aux émotions leur juste place. Il choisit de le faire en photographie.
De la photographie de mode à la réalité de Soweto
Ses premiers clics derrière l’objectif datent de 2011. Une période qu’il décrit par la volonté de plus en plus présente chez les jeunes de se mettre au blog. Lui compris ! Son idée ? Montrer « comment c’est, en vrai » l’Afrique du Sud. D’abord d’un point de vue esthétique, pour celui qui est directeur artistique dans le milieu de la publicité depuis 2009. Son sujet, c’est la mode. En ce jour de novembre à Paris, il a de longues tresses tenues en un chignon vertigineux, un sweat estampillé Chanel, une allure indiscutable. À l’époque, il se photographie avec son frère jumeau. « Mon père et mon oncle étaient passionnés par les habits. Et j’avais dans l’idée que l’Afrique n’était pas forcément une référence en la matière sur la scène internationale. Alors je me suis dit que j’allais raconter ça : montrer notre mode à nous », raconte-t-il. À ce moment-là, il ne connaît pas grand-chose à la photographie.
Puis, sans trop expliquer pourquoi, il se souvient avoir tapé « Soweto » dans Google. Son projet bascule alors, et son art avec. « J’ai grandi à Soweto », introduit-il, mais que les choses soient claires, « j’ai eu une enfance heureuse » reprend-il aussitôt. C’est du contraste entre ce constat et les images Google, qu’il s’est mis à la photographie qu’on lui connaît aujourd’hui. Une photographie pleine de couleurs, de sourires, qui traduit toute la diversité du pays, pleine d’espoir.
Il est frappé par la négativité des images qu’il découvre à l’écran, par la douleur qui en émane. Sans reconnaître son quotidien dans le township. « Je voyais des enfants tristes sur toutes les photos. Mais moi, j’y étais enfant, et je n’étais pas triste du tout ! » Cette découverte marque pour lui une prise de conscience : la photographie a un pouvoir de persuasion immense qu’il doit utiliser pour délivrer sa propre réalité de Soweto : « Mon combat à moi, c’est d’apprendre aux gens d’ailleurs à nous regarder », explique-t-il.
« L’Europe attend de nous violence, tristesse et pauvreté »
« Une grande partie de notre histoire a été dérobée par le colonialisme », reprend le jeune homme. Pas question de nier toutes les souffrances du pays, qui perdurent encore aujourd’hui. Mais maintenant que l’Afrique du Sud a de nouveau son quotidien en main, il veut la dévoiler autrement à l’Europe. « Nous ne sommes pas misérables », ajoute-t-il, avant de souligner que selon lui, le problème réside dans cet a priori qu’à l’œil européen sur son Afrique. « On attend de nous violence, tristesse et pauvreté », insiste-t-il. Alors il se met à prendre des photos de son quartier, avec des angles opposés à ceux trouvés sur Google : amour, espoir et gentillesse sont les trois mots qui choisit pour qualifier son regard à lui.
Il montre l’image d’un vieil homme qui pêche pour illustrer son propos. « Moi je vois un homme plein de dignité, qui attrape du poisson pour se nourrir », légende-t-il devant cette scène quotidienne plutôt banale. Puis reprend : « prise par un étranger, cette image pourrait prendre un sens pathétique, qui souligne la pauvreté de ce vieil homme contraint de pêcher pour survivre ».
Certaines de ses photos sont des reprises d’images parues dans les médias. « J’ai refait la photo de deux jumeaux soldats, mais cette fois-ci avec mon frère et moi, on est ni dangereux ni en danger. Regardez comme on est super cool ! » plaisante-t-il. La vision du danger est selon l’artiste très présente dans la représentation de Soweto, mais pour lui « les gangsters et le danger c’est 10 % de la réalité. Les 90 autres pourcents, ce sont des gens qui rient comme moi et qui sont heureux de vivre. » Apprendre aux autres à le regarder, et apprendre à se regarder lui-même : les im
lepoint