L’économiste Stéphane Madaule décrypte les enjeux politiques de la fin du franc CFA annoncée par les présidents français et ivoirien.
Tribune. Alassane Ouattara et Emmanuel Macron signent la fin du franc CFA en Afrique de l’Ouest. Le 21 décembre 2019, une nouvelle page de l’histoire entre la partie francophone de l’Afrique de l’Ouest et la France semble s’être tournée. En effet, depuis 1945, la souveraineté monétaire des pays d’Afrique de l’Ouest et centrale était partagée entre la France et ses anciennes colonies au sein de Banques centrales à vocation régionale. Or ce n’est plus complètement le cas. L’Afrique de l’Ouest francophone accroît son indépendance monétaire. Cette évolution ne concerne que certains pays d’Afrique de l’Ouest : le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, la Guinée-Bissau, le Mali, le Niger, le Sénégal et le Togo. Elle devrait néanmoins s’étendre à la zone franc d’Afrique centrale qui rassemble le Cameroun, la République centrafricaine, la République du Congo, le Gabon, la Guinée équatoriale et le Tchad.
Bien entendu, les raisons de cette évolution sont multiples. Tout d’abord, sur le plan politique, il était de plus en plus lourd pour la France d’assumer vis-à-vis de ses anciennes colonies comme du reste du monde cette sorte de tutelle monétaire qui continuait de s’exercer longtemps, très longtemps, trop longtemps après la déclaration des indépendances dont on fêtera justement les 60 ans en 2020.
Les pays concernés par ce changement pourront retrouver ensemble la pleine maîtrise de leur évolution monétaire, c’est-à-dire recouvrer enfin l’un des éléments de souveraineté qui leur échappait jusqu’à présent. Cette annonce intervient au moment où l’implication de la France dans cette partie du monde est forte sur le plan militaire, mais discutée par les populations locales, qui y voient la poursuite d’une politique néocolonialiste.
Désir de normalisation des relations
Comment s’écarter effectivement d’une politique africaine souvent renvoyée aux images délétères de la Françafrique ? Tel est l’enjeu politique majeur de la diplomatie française dans cette partie du monde, sans cesse ballottée depuis les indépendances entre l’espoir de préserver un pré carré, une influence, un statut de puissance internationale justifiant sa place de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, et le désir de normaliser sa relation avec ses anciennes colonies, comme le demandent fort justement les opinions publiques de ces pays.
Mais est-ce véritablement possible après avoir commis la faute de la colonisation ? Non, bien entendu. Les rapports entre cette partie de l’Afrique et la France seront toujours empreints de cette histoire douloureuse. Une normalisation est presque impossible, même si l’objectif diplomatique affiché ne peut être que celui-là. L’abandon annoncé du franc CFA en Afrique de l’Ouest va dans ce sens.
Mais cette évolution s’explique également pour des raisons économiques. Deux camps s’affrontent jusqu’à présent sur les effets supposés de la zone CFA. Il y a ceux qui pensent que l’arrimage à l’euro d’une zone monétaire régionale africaine permet de se prémunir de l’inflation, de retenir et de préserver les capitaux qui s’investissent sur place, d’engendrer une stabilité macroéconomique nécessaire au développement de la zone. C’est cette voie qui semble avoir été choisie par les présidents Ouattara et Macron. On efface le franc CFA pour lui substituer l’éco. On écarte les représentants de la France des conseils d’administration de la Banque centrale des pays d’Afrique de l’Ouest (BCEAO). On ne transfère plus une partie des réserves de change de ces pays vers la France. Par contre, la convertibilité entre l’éco et l’euro continue d’être assurée à un taux de change fixe. L’arrimage à l’euro reste donc la règle. Mais jusqu’à quand et avec quelle parité ?
Dans l’autre camp, il y a tous ceux qui pensent que l’arrimage à l’euro aboutit à une déconnexion du taux de change par rapport à l’économie réelle avec les effets négatifs suivants : monnaie surévaluée peu propice à la compétitivité de cette zone économique, importations facilitées par rapport à une production locale et des exportations dissuadées, monnaie forte calée sur la conjoncture européenne et non sur l’accompagnement de la conjoncture de la zone.
Impossible de trancher aujourd’hui entre ces deux courants de pensée afin de savoir si les inconvénients d’une formule l’emportent sur les avantages de l’autre et vice-versa. Les statistiques africaines sont peu fiables pour documenter les réussites ou les échecs des pays qui ont pratiqué l’une ou l’autre politique. Il semble exister des exemples de réussite de pays à monnaie forte et stable – la Côte d’Ivoire cette dernière décennie –, mais également des exemples de réussite de pays à monnaie faible et fluctuante – le Nigeria et l’Afrique du Sud à certaines périodes. Une chose est sûre en revanche : lorsque les termes de l’échange des principales matières premières exportées par le continent africain s’améliorent, la croissance est plus forte partout sur le continent, indépendamment des choix monétaires de chacun.
Gestion de la dette
A la lisière du politique et de l’économie, il reste la délicate question de la gestion de la dette africaine qui grossit rapidement depuis 2010 et dont l’essentiel est aujourd’hui constitué par des créances chinoises. Le monde occidental en Club de Paris (traitement des dettes souveraines des Etats) et en Club de Londres (traitement des dettes privées) avait fait un gros effort pour désendetter les pays d’Afrique entre 2000 et 2010 : restructurations mais également annulations sèches. Avec l’abandon du franc CFA, le créancier chinois et ses débiteurs africains concernés devront donc se débrouiller seuls au moment où les impayés et les restructurations de dettes vont se multiplier. Si la Chine souhaite étendre son influence, notamment sur le plan monétaire, elle en assumera le juste prix tout en écornant au passage sa politique affichée de non-ingérence qui constitue l’une de ses marques de fabrique.
Pour justifier la fin du franc CFA, on évoque enfin la perspective du possible arrimage de pays anglophones (Ghana, Nigeria) à cette nouvelle zone monétaire régionale. Il est permis de douter que ce mouvement intervienne. Ces pays auront du mal à se défaire sur le plan politique et économique d’une souveraineté pleine et entière sur le plan monétaire au profit d’une souveraineté partagée au niveau régional. De plus, la grande faiblesse des zones monétaires régionales est qu’elles ne sont efficaces que si un mouvement de convergence économique en leur sein est à l’œuvre, ce qui est loin d’être une certitude, même pour des économies très intégrées comme en Europe. Il n’est donc pas du tout sûr que l’attrait d’une intégration dans une zone monétaire commune soit très fort en Afrique.