ENTRETIEN. L’ancien président du Haut Conseil islamique est devenu en dix ans une vigie des valeurs sociétales maliennes. Il s’est confié au Point Afrique sur des questions essentielles pour son pays et pour l’Afrique.
Propos recueillis par Olivier Dubois, à Bamako
L’imam Mahmoud Dicko, désormais ancien président du Haut Conseil islamique, est l’homme qui a su faire plier le pouvoir quand il s’agissait de défendre les valeurs sociétales du pays. Son dernier tour de force : parvenir à rassembler des milliers de Maliens, le 5 avril dernier, place de l’Indépendance, pour manifester contre la mal-gouvernance et exiger le départ du Premier ministre, Soumeylou Boubèye Maïga. Le 18 avril, ce dernier quittait la primature et Boubou Cissé, alors ministre des Finances, était nommé Premier ministre. Depuis, le Mali vit dans l’attente d’un nouveau gouvernement, et Mahmoud Dicko, opposant politique du gouvernement en place, défenseur du peuple et pourfendeur de la mauvaise gouvernance, s’est fait plus discret, pour « attendre et observer », dit-il. Celui qui dit vouloir « laisser le temps au temps » a accepté de répondre aux questions du Point Afrique, sur les problèmes de l’heure que vit le pays, sur l’islam et sur son avenir, ainsi que sa capacité à intervenir et à mobiliser dans le futur, si la situation dans le pays l’exigeait.
Le Point Afrique : Peut-on vous considérer comme une sorte de vigie des valeurs sociétales maliennes, quelqu’un qui observe la société malienne et qui se permet de descendre de son point d’observation, quand il le faut, pour porter son message ?
Mahmoud Dicko : C’est absolument ce que je fais, je ne critique pas pour critiquer, je ne suis pas un opposant qui s’oppose pour s’opposer, c’est juste que, quand j’observe la société, s’il y a quelque chose à dire, à dénoncer, s’il faut attirer l’attention ou, en tout cas, tirer sur la sonnette d’alarme, je le fais.
Mais je pense qu’il y a beaucoup d’acteurs anonymes aussi qui travaillent pour la préservation de nos valeurs sociétales dans notre pays. Mais, généralement, quand je parle, les médias en parlent aussi, ça nous met au-devant de la scène. Mais avant d’être quoi que ce soit, je suis d’abord un religieux, et l’éthique religieuse me demande beaucoup de retenue, beaucoup de modestie.
Cela vous donne-t-il la légitimité pour autant de pouvoir faire ou défaire des lois, faire nommer ou démettre des hommes politiques ?
Oui, car, vous savez, ces valeurs sociétales se confondent avec les valeurs démocratiques, quand il n’y a pas de justice, quand le droit n’est pas respecté, quand il n’y a pas d’équité, il est normal que l’on fasse en sorte que ces principes soient préservés. C’est le combat de tout homme épris de paix et de justice.
La manifestation du 5 avril, qui a été un tournant important dans le bras de fer qui vous opposait au gouvernement, a aussi mené à la démission du Premier ministre Soumeylou Boubèye Maïga. Faut-il avoir recours à des démonstrations de force pour se faire entendre dans ce pays ?
Je ne dirais pas ça comme ça, mais je crois que la démonstration de force est une expression démocratique, c’est normal et ça fait partie du jeu démocratique. Ce n’est pas propre au Mali, par exemple, en France, pour qu’il y ait ce grand débat national, il a fallu que les Gilets jaunes se mobilisent dans la rue toutes les semaines, ce qui a permis que toutes les questions qu’ils portent soient étudiées. C’est la même chose au Mali, mais il ne faut pas seulement montrer ses muscles pour être écouté ou entendu, il faut se mobiliser pour que tous sachent que ce que vous dites ne concerne pas un individu, mais que ça traduit l’opinion d’une grande partie de la population, et dans une démocratie, ça ne doit pas être négligé.
Lors de la manifestation, beaucoup disaient être venus parce que les religieux les ont appelés, est-ce à dire que, sans un appel des religieux, des politiques, de la société civile, les Maliens se résignent à leur sort et ne sortent pas dans la rue pour exprimer leur mécontentement ?
Vous savez, bien que nous soyons dans un processus démocratique depuis seulement un quart de siècle au Mali, les gens ont encore besoin d’être formés, éduqués. Beaucoup de gens dans la population sont analphabètes, ils n’ont pas de base d’une certaine conscience politique et ils ont besoin d’être guidés un peu. Mais le fait qu’ils aient répondu massivement à l’appel veut dire aussi qu’ils en ont ras le bol. Le fait de trouver un catalyseur de leur mécontentement n’est pas quelque chose de néfaste, les gens ont toujours eu besoin d’un catalyseur, c’est une habitude qui n’est pas propre au Mali, quel que soit l’endroit, il y aura toujours des gens qui essaieront d’orienter les autres, mais ça ne veut pas dire que les gens n’ont pas conscience de ce qui se passe.
Le pays n’a plus de gouvernement depuis le 22 avril, vous êtes du côté de l’opposition, que pensez-vous de cette situation et soutenez-vous l’accord politique du Front pour la sauvegarde de la démocratie (FSD), qui se veut un préalable pour mettre en place un gouvernement de large ouverture qui devra tenter de sortir le pays de la crise ?
Je ne sais pas, mais est-ce que cet accord politique ne conviendrait pas mieux à un gouvernement d’union ? J’ai cru comprendre que c’est un gouvernement d’ouverture qui va être mis en place. Donc, si c’est un gouvernement d’ouverture, ça veut dire que l’initiative appartient au président et à son Premier ministre, ce sont eux qui proposent une ouverture à l’opposition, et à tous ceux qui veulent vraiment apporter quelque chose. Mais je ne veux pas me mêler de ces questions qui sont avant tout les questions des états-majors politiques, c’est pour ça que nous nous tenons un peu éloignés de cela, car c’est un débat qui leur est vraiment propre, nous, nous sommes plus des observateurs. S’ils arrivent vraiment à se mettre ensemble et à privilégier d’abord le Mali, à trouver une solution pour sortir de cette situation, tant mieux. Mais je rappelle que ce n’est pas un gouvernement d’union, c’est un gouvernement d’ouverture, et que c’est à celui qui ouvre qu’appartient l’initiative, parce que les gens viennent à lui.
Vous déclariez récemment qu’« il y a un divorce au Mali, une crise de confiance entre l’élite et le peuple ». Pouvez-vous développer cette déclaration ?
Quand vous regardez les taux de participation que nous avons dans nos différentes élections, la manière dont le citoyen lambda s’intéresse de moins en moins à la chose politique, qu’il n’y croit plus, ce n’est pas autre chose qu’une crise de confiance. Aujourd’hui, le politique quand il veut mobiliser des gens, il doit soudoyer, il doit mettre de l’argent, il faut qu’il fasse des tee-shirts, il doit faire beaucoup de choses pour faire adhérer des gens. Ce n’est pas une adhésion naturelle, spontanée et volontaire, c’est toujours préparé, mis en scène en quelque sorte. Il y a aujourd’hui un divorce, une fracture entre l’élite et le peuple, le citoyen lambda, qui ne croit plus à ce qu’on lui dit, parce qu’on lui a parlé de justice, d’un État de droit, un État où il y a la liberté d’expression, la liberté d’entreprendre, où tous les citoyens sont égaux devant la justice. Mais les gens se rendent compte que cette justice, en réalité, appartient à ceux qui ont l’argent, à ceux qui sont des privilégiés. Les gens ont compris que la richesse qui se trouve dans le pays est mal répartie entre les fils du pays, c’est ce qui crée cette fracture entre le peuple et l’élite.
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Propos recueillis par Olivier Dubois, à Bamako
Fort de ce constat, comment inverser cette tendance ?
Il y a des valeurs chez nous, et c’est pour cela que nous parlons de nos valeurs sociétales, et le peuple malien dans l’ensemble partage ces valeurs : la notion du pardon, l’acceptation de celui qui fait son mea culpa, qui accepte de se remettre en cause. Chez nous, quelqu’un qui reconnaît ses fautes fait preuve d’honnêteté, de bravoure. Si les hommes politiques acceptent de se remettre en cause, de faire leur mea culpa, le peuple peut leur pardonner et tourner la page. La capacité à pardonner fait partie de nos valeurs. C’est partager par toutes les ethnies, les races de notre pays. Nous aimons le pardon, surtout pour celui qui reconnaît ses fautes. Le grand problème est que l’élite et les hommes politiques de façon générale n’acceptent pas de faire leur mea culpa, de se remettre en cause, ils préfèrent chercher un bouc émissaire pour justifier leur échec, et je crois que c’est ça qui crée énormément de problèmes.
Si l’élite et les politiques maliens faisaient ce mea culpa, pensez-vous que cette fracture avec le peuple pourrait se résorber ?
Je pense que oui, car les Maliens sont un peuple tolérant, qui pardonne, qui encaisse, qui accepte vraiment les autres. Donc, je pense que, si les politiques et l’élite de façon générale se mettaient vraiment à comprendre et à intégrer cette dimension dans leurs actions politiques, cela créerait vraiment une dynamique entre eux et le peuple.
Pourquoi ne le font-ils pas dans ce cas ?
Je pense que leur souci premier n’est pas de se réconcilier avec le peuple. Leur souci, c’est de se réconcilier avec les partenaires internationaux, c’est vraiment le plus important pour eux, c’est ce qui crée d’ailleurs ce décalage. Le peuple devrait d’abord passer en premier, et ensuite ces partenaires. Si on prend, par exemple, le dernier discours du président IBK, qui s’adressait d’abord à la nation malienne, il a, en préambule, fait donner les condoléances de la nation pour l’incendie de Notre-Dame de Paris en France. Le président peut compatir avec la France, envoyer ses condoléances, mais dans un autre message. Pour un discours à la nation où les mots sont choisis pour s’adresser au peuple malien, pour parler des préoccupations de l’heure, introduire des choses qui n’ont rien à voir avec les problèmes du pays, même si nous compatissons tous pour l’incendie de Notre-Dame de Paris, ce sont des choses qui choquent l’opinion. Mon impression, c’est qu’ils sont préoccupés par la vision que les autres ont de nous, c’est ça qui les préoccupe : qu’est-ce que la France va penser de nous ? Qu’est-ce que l’Union européenne va penser de nous ? C’est bien de se préoccuper de cela, car ce sont des partenaires privilégiés du Mali, mais il faut d’abord, quand même, s’appuyer sur soi. Leur légitimité vient du peuple, c’est de là qu’ils tirent leur force pour parler avec les autres. Si vous négligez le peuple au profit des autres, cela crée des problèmes. Mais ce n’est pas propre au Mali, les dirigeants africains en général ont ce problème.
Vous avez appelé à l’investissement de tout un chacun pour sortir le pays du gouffre, maintenant que vous n’êtes plus à la tête du Haut Conseil islamique, comment comptez-vous vous investir afin de trouver des solutions pour le pays ?
Vous savez, le Haut Conseil est un organe chargé de faire l’interface avec les autorités, c’est son rôle. Pour tout le reste, c’est moi qui y mettais un contenu pour jouer ce rôle et faire en réalité du Haut Conseil un instrument pour le peuple, pour prendre en compte tout ce que le peuple a comme problème. Quand je présidais cette structure, les gens venaient s’asseoir, ils venaient m’exposer leurs problèmes, fonciers, des litiges, des cas de divorce, des problèmes familiaux. J’ai apporté au Haut Conseil un contenu pour que ça devienne une structure qui serve à autre chose que de rester seulement dans ce rôle d’interface, d’instrument, que le gouvernement utilise seulement pour diffuser son message et que nous en soyons juste les relais sans que nous puissions nous approprier le message pour savoir comment le peuple doit le digérer. Avant même le HCI, j’ai toujours été comme ça, j’ai dirigé le collectif des associations islamiques, où nous avons fait beaucoup de choses. Donc, Haut Conseil ou pas Haut Conseil, je suis là, je suis un citoyen malien qui, s’il y a quelque chose qui nécessite vraiment que je m’investisse, je le ferai, et si je dois appeler le peuple pour qu’on le fasse ensemble, je le ferai.
Certains disent que, sans cette structure, votre influence va décroître, que, sans le Haut Conseil, vous n’avez plus accès aux diplomates, aux ambassades, que vous ne parviendrez plus à mobiliser autant. Que leur répondez-vous ?
Vous savez, le 5 avril, on a beaucoup parlé de Haut Conseil, mais il n’y a aucun membre du Haut Conseil, excepté mon porte-parole, qui était mêlé à cela. Dans ma mosquée, on n’a pas parlé de ça. C’est un message que j’ai adressé seulement au peuple, uniquement à lui, et le peuple a répondu. Ce n’est pas le président du HCI qui a mobilisé, mais l’imam Mahmoud Dicko, et je suis toujours l’imam Mahmoud Dicko, donc, je peux demain, s’il le faut, mobiliser autant que le 5 avril ou peut-être même au-delà.
D’autres vous prêtent l’intention de vouloir fonder un nouveau mouvement. Qu’en est-il exactement ?
Les gens le disent, mais, moi, je crois que je ne dois pas me précipiter pour essayer de monter quelque chose parce qu’aujourd’hui je ne parle plus au nom du Haut Conseil. Je pense qu’il faut donner le temps au temps. Beaucoup de gens me disent qu’il faut créer un mouvement. Les gens me poussent à faire cela, mais je considère que je dois faire preuve de retenue, ne pas suivre les attentes du moment me concernant. Je vais attendre, et si je dois faire quelque chose, il faudra le faire avec tact, savoir-faire et intelligence pour que ça vienne aider, mais pas créer des problèmes. Si je crée une structure, ça devra être un instrument qui servira à aider le peuple, le Haut Conseil et les organisations des imams, mais ça ne devra pas être quelque chose qui s’inscrit dans la rivalité, qui va créer des antagonismes, je ne souhaite pas entrer dans ce genre de jeu.
Certains craignent aussi que vous ne cherchiez à vous imposer lors du référendum sur la révision constitutionnelle, comme c’est arrivé auparavant. Qu’en sera-t-il ?
Je n’ai rien contre la révision constitutionnelle, si le reste des Maliens pensent que c’est une bonne chose pour le Mali, pourquoi devrais-je m’y opposer ? À moins que des choses dans cette nouvelle constitution ne mettent en danger les valeurs sociétales du pays, l’intégrité territoriale malienne, je ne ferai rien, et dans tous les cas, ce n’est pas moi tout seul, c’est le peuple malien qui doit mener un combat s’il y a quelque chose à défendre. Sinon, a priori, je n’ai pas de problème avec la révision constitutionnelle.
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Propos recueillis par Olivier Dubois, à Bamako
Selon une étude du Great, trois Maliens sur cinq (58 %) pensent que l’islam devrait être établi comme religion d’État, les mosquées se construisent de façon soutenue et anarchique sur le territoire, divers courants de l’islam y sont enseignés dans le pays, sans, semble-t-il, de réel contrôle et sans une réelle politique de régulation. Pourquoi, selon vous ?
Vous savez, le Mali évolue, il évolue dans tous les sens, dans beaucoup de domaines, et dans le domaine religieux, le Mali a beaucoup évolué aussi. De 1960 à nos jours, ce sont des milliers de jeunes gens qui ont été formés dans les universités à travers le monde musulman, partout : en Arabie saoudite, au Caire, en Iran, au Liban, au Maroc, en Tunisie, en Libye, partout. Ces gens sont revenus avec des doctorats, des magistères, des licences, nombre d’entre eux officient aujourd’hui dans les mosquées. Les prêcheurs, les imams, ont aussi évolué, ce ne sont plus les imams classiques qui ont subi une formation à la maison, dont le père était imam. Aujourd’hui, ces imams sont des intellectuels qui naviguent sur Internet, qui savent ce qui se passe à travers le monde, qui sont sur WhatsApp, donc, ça a évolué, les mosquées ont évolué, le discours dans les mosquées a évolué. Mais les gens veulent l’évolution partout, sauf dans ce domaine. Nos gouvernants n’ont jamais pris ces gens-là en compte. Donc, ces derniers ont investi les mosquées, ils ont créé des médersas (école coranique – NDLR) pour vivre. Ils ont investi dans les marchés, et de petits commerçants sont devenus de grands commerçants, ils ont créé des agences de voyages pour aller en pèlerinage à La Mecque, tout ça pour survivre en créant leur emploi. Une grande partie de l’économie aujourd’hui est détenue par ces musulmans, ils sont devenus aujourd’hui une réalité économique du pays, mais l’État ne s’est pas impliqué, il n’a aucune politique vis-à-vis de ces gens-là, qui ont des idéologies différentes, wahhabites de l’Arabie saoudite, chiites de l’Iran, malékites du Maroc, etc. L’État n’a pas mis en place de politique de mise à niveau et d’orientation. C’est une contradiction interne qui bloque le pays. Il n’y a malheureusement pas de dirigeant qui a une vision, une capacité de mettre en place une politique qui nous est propre, et ça, malgré toutes ces évolutions.
Selon cette même étude, 54 % des personnes interrogées au Mali seraient favorables à l’application de la charia, un mot qui inquiète beaucoup dans le monde occidental. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Vous savez, notre perception de la charia est la justice, le vivre-ensemble, l’organisation de la cité, c’est ça aussi, la charia. La charia fait partie de l’islam, fait partie de la religion musulmane, mais la charia n’est pas l’islam. La charia, on ne peut la vivre que dans une société entièrement musulmane, elle est tout simplement un outil régulateur de la société. Vous ne pouvez pas vivre dans une société qui n’a pas de règles. Je crois qu’aujourd’hui nous avons nous-mêmes musulmans besoin de nous approprier encore la définition de la charia, son interprétation, pour que les gens comprennent ce que c’est. La charia, c’est l’outil qu’on utilise pour régir la vie en société, tout ce qui est justice s’appelle charia chez nous. Tout le monde doit bien en comprendre la définition avant de s’exprimer là-dessus.
On vous accuse souvent d’être partisan d’une tendance rigoriste de l’islam, l’islam wahhabite. Que répondez-vous à cela ?
Dans la presse, c’est vrai qu’on me qualifie de wahhabite, de promoteur du wahhabisme dans la sous-région, je trouve ça quand même exagéré. Moi, je ne suis promoteur de rien. Les gens disent des choses, aggravent les choses, je pense qu’aujourd’hui aussi bien les musulmans que les non-musulmans doivent se mettre ensemble pour essayer de se comprendre, ça éviterait souvent les conflits inutiles. La religion musulmane est une grâce divine que Dieu nous a donnée, cette grâce ne peut se transformer en une menace mondiale, ça doit aujourd’hui participer à ce vivre-ensemble, à l’acceptation de l’autre, c’est ce que ça doit nous apporter, mais il faut que l’autre me donne aussi l’occasion de m’exprimer, accepte aussi d’entendre ma différence, mais si l’autre n’accepte rien de moi et pense que je dois vivre ma religion comme lui l’entend, là, on se trouve face à une pensée que je qualifierais d’impérialiste, qui est toujours là enfouie dans les gens qui pensent qu’ils sont les garants, les protecteurs, ceux qui doivent définir comment le monde doit marcher, et généralement que ça leur appartient à eux seuls, pas aux autres. Je pense qu’on ne peut pas imposer aux gens une vision unique, ce qui fait le charme de notre monde, c’est sa diversité. Il ne peut pas y avoir de maître du monde, qui donne des leçons, qui oriente, qui apprécie ou pas les élections, comme les observateurs de l’Union européenne, qui acceptent les normes qu’ils définissent. On va encore dire que je suis un islamiste, etc., mais je n’ai rien contre les Occidentaux, ils ont apporté beaucoup de choses au reste du monde, en termes de savoir, de civilisation. Leur apport dans la marche mondiale aujourd’hui est appréciable, on ne peut pas nier ça, mais il faut qu’ils acceptent vraiment de revoir la gouvernance mondiale pour essayer de créer un équilibre, sinon, on va retomber dans le système de dominateur et de dominés.
Au vu de la situation sécuritaire actuelle, pensez-vous qu’il faut remettre sur la table l’idée de parler, voire de négocier, avec les djihadistes qui semblent mener le jeu dans le centre et le nord du pays ?
Je l’ai dit auparavant et je continue à y croire, chaque fois qu’il faut épargner des vies, je pense que c’est nécessaire. Vous savez, que ça soit les djihadistes ou leurs victimes, ce sont tous des Maliens, donc, si nous pouvons épargner ces vies maliennes, c’est encore mieux. Nous sommes un pays qui a énormément de problèmes de développement, et nous mettre dans une guerre sans fin ne sert à rien. Si on ne cherche pas une solution et qu’on veut seulement le tout-sécuritaire, personne ne pourra prédire quand cette guerre va finir. Pourquoi mettre dans une guerre, les maigres ressources que nous avons ? Il faut, selon moi, plus les mettre dans des projets de développement pour assurer une vie meilleure aux Maliens, car beaucoup de gens qui sont dans ces zones aujourd’hui vivent dans une grande précarité. Mon problème n’est pas de vouloir discuter avec les djihadistes, non, mon problème est de préserver le pays, chercher un moyen pour nous épargner une guerre. Avant, c’était les djihadistes qui étaient là, aujourd’hui, ça a dérapé et c’est devenu une guerre communautaire entre les gens, et demain, ça va être quoi ? Si on peut mettre fin à ça, il faut le faire, et je ne vois pas pourquoi il faudrait être contre ça si ça peut être une solution. Il ne faut pas non plus tout accepter, mais il faut tout tenter pour sortir de ça.
Via la mission de bons offices qui a été interrompue, vous souhaitiez apporter votre aide pour la recherche de la paix au Mali. Pensez-vous que la situation dans le pays ne serait pas aussi problématique qu’aujourd’hui, notamment concernant l’accord de paix et le retour de l’administration malienne dans les diverses zones de non-droit, si vous aviez pu mener cette mission à son terme ?
Les gens ont dit beaucoup de choses à ce sujet, on m’a dit fâché parce que je n’avais plus les avantages, par exemple. Tout ça me fait rire, parce que je sais et ceux qui sont là-bas savent que ce n’est pas la réalité. Ça fait quand même mal que le pays pour lequel vous avez tant d’amour et pour lequel vous voulez vous sacrifier génère ce genre de calomnies, par ceux-là mêmes qui savent que ce n’est pas la vérité. Vous savez, quand j’étais désigné pour faire ce travail de bons offices, ça n’a pas fait que des heureux, il y a des gens qui ne voulaient pas du tout de ça, pour quelles raisons, je n’en sais rien. Dans cette affaire, il y a beaucoup de choses, trop de zones d’ombre et de non-dit, il y a même des pays qui n’étaient pas contents, qui se sont demandé pourquoi Dicko. Vous savez, je ne dis pas autre chose que ce que je pense, c’est tout. Si ça dérange les gens, je suis désolé pour eux. Je suis au Mali, qui est mon pays, dans lequel j’ai le droit de m’exprimer, de donner mon opinion sur telle ou telle chose. On dit aussi que je connais Iyad Ag Ghaly, et alors ? Je ne fais pas l’hypocrite, Iyad était à Bamako, il était au palais de Koulouba, il était conseiller. De nombreux hommes politiques allaient manger chez lui. Moi, je n’ai jamais pris un repas avec lui, jamais de ma vie. On n’a jamais fait plus de 30 minutes ensemble. Mais les gens disent que Iyad m’admire beaucoup, que je suis le seul avec lequel il peut parler. Quand bien même il m’admirerait, quel est le problème ? La plupart des gens admirent des gens qu’ils n’ont jamais vus pourtant, je trouve ça tellement bizarre que ce soit utilisé comme argument pour essayer de me salir, mais je ne rentre pas dans ça.
Vous avez été aussi enseignant, quel est votre point de vue sur la grève des enseignants qui dure depuis des mois, que faudrait-il faire à court terme pour sortir de cette crise ?
Il est vraiment regrettable que la situation arrive à ce point. Vous savez, rien n’est de trop pour un enseignant, malgré tout ce que les enseignants demandent, ils méritent plus. C’est comme les militaires qui font le sacrifice ultime, ils sacrifient leur vie pour sauver la vie des autres, rien n’est de trop aussi pour eux. Mais ce qui doit être donné et qui est supérieur au matériel, c’est de la considération. Les enseignants, les militaires, ce sont des corps qui doivent être considérés et valorisés. Vous ne pouvez pas prétendre développer un pays avec un enseignement de mauvaise qualité, avec un enseignement qui est traîné dans la boue, avec des enseignants qui sont dévalorisés, on ne peut pas faire ça. Vu le train de vie de l’État et le reste, on ne peut pas leur en vouloir. Le problème est qu’aujourd’hui les gens ont l’impression qu’il y a du mépris à leur endroit, ils ne sont pas valorisés, ils ne sont pas considérés, c’est une erreur. À la situation où nous sommes, pourquoi le président de la République ne rencontre pas le syndicat des enseignants pour discuter avec eux, pour mettre tout sur la table. Qu’on vienne avec les chiffres, la situation financière du Mali, qu’on leur explique ce qu’il est possible de faire de façon transparente, afin de trouver ensemble la solution qui convienne. Ce que donnent les enseignants, c’est le savoir, c’est ce qui construit les générations futures, il ne faut pas l’oublier. Donc, ce qui est important aujourd’hui, c’est la considération. C’est pareil pour nos martyrs, nos militaires ne doivent pas mourir comme des lapins qu’on enterre dans l’anonymat. Le peuple doit être là pour leur enterrement sous le drapeau. Vivants ou morts, ces gens doivent être valorisés et honorés.
Source: Le Point.fr