Dans l’ouvrage intitulé « Mars des femmes 1991, chronique d’une révolution malienne », édité par la maison “Cauris livres” de Dramé Kadiatou Konaré, plusieurs femmes se prononcent sur la lutte qui a abouti à l’avènement de la démocratie au Mali. Deux des actrices de ce processus croisent ici leurs regards. Mme Korotoumou Théra dite Adja, épouse d’Oumar Mariko est une ancienne figure emblématique de l’Association des Elèves et Etudiants du Mali (AEEM). Sœur cadette de l’actuelle première dame, Lalla Ben Barka est membre fondateur du Collectif des Femmes du Mali (COFEM).
Korotoumou Théra dite Adja est l’ancienne secrétaire générale des comités AEEM du Lycée de Jeunes Filles et de l’ENA, membre fondateur de SADI et ancienne porte-parole du cadre de concertation des femmes des partis politiques :
« Les maux que nous dénoncions dépassaient le cadre de l’école »
La lutte pour la démocratie a été une lutte de passion et d’abnégation. Du chaos est née l’espérance.
Athlète sportive et responsable de ma classe au lycée de jeunes filles, j’avais une certaine capacité à appréhender les problèmes auxquels étaient confrontées certaines de mes camarades, surtout celles qui venaient de l’intérieur et qui avaient des difficultés d’intégration à Bamako. Très souvent, je servais d’intermédiaire entre elles et les autorités administratives du lycée, rôle que la Direction me laissait assumer allègrement.
C’est à cette période que j’ai été informée de la création d’une association d’élèves et étudiants du Mali (AEEM).
A la première réunion, organisée sous le couvert du club UNESCO au Centre Djoliba, j’ai écouté attentivement tout ce qui s’est dit et j’ai beaucoup observé les différents faits et gestes. Le lendemain, nous devions faire un compte-rendu à la direction. Je me suis bien gardée de le faire et j’ai demandé aux autres de ne pas « tout » dire. J’avais l’intuition que le mouvement en marche allait faire basculer le régime en place.
J’ai encore en mémoire le discours d’un des acteurs de mars 1991, qui était convaincu, bien avant cette date, que le sursaut viendrait de l’intérieur du pays, des paysans, des couches les plus défavorisées. Cela n’a pas été le cas, ça a même été un peu l’inverse, même si, à l’école, c’est toute la société qui est représentée, enfants de riches, de la classe moyenne, de pauvres.
Contactée alors par les responsables de l’AEEM, j’épousai aussitôt leur cause et leur lutte devenait mienne. Le comité auquel j’appartenais a joué un rôle très important. Nos interventions et prises de position ont permis à nos aînés, ceux qui étaient dans le supérieur, de se rapprocher des lycéens. Le combat n’était plus individuel mais collectif. Fondamentalement, ce combat visait à changer les conditions de vie des élèves et des étudiants, à réclamer plus de justice pour les citoyens.
Cette période de lutte a été une des plus belles de ma vie. Dans l’adversité, j’ai forgé mon identité. On ne sentait pas le danger, on n’avait pas peur de la mort, on était jeune. Lorsque je repense à tout ce que j’ai pu faire, je me demande si j’en serais encore capable aujourd’hui, j’ai sauté des murs de plus de deux mètres, mis ma vie en danger pour sauver d’autres vies. Je ne me posais pas de limites. Je sentais dans ma poitrine un poids, le poids de la souffrance de tout un peuple. Les maux que nous dénoncions dépassaient le cadre de l’école et nous réclamions un changement de gouvernance de notre pays.
Le 22 mars 1991, le vendredi noir qui a précédé la chute de Moussa Traoré, j’ai bravé les bérets rouges, dont on a affirmé plus tard, lors du procès des crimes de sang, qu’ils n’étaient pas dans la rue. Ils ont tiré sur moi alors que j’étais en compagnie de mon cousin, le fils unique de ma tante paternelle et mon seul souci était de le sauver, mes parents à moi ayant d’autres enfants.
J’ai été à l’hôpital Gabriel Touré avec mon amie Oumou Diarra une bonne partie de la journée pour secourir les blessés victimes des représailles des militaires. La future Mme PPR (un grand militant du mouvement démocratique), Oumou Diarra – paix à son âme – une personne de caractère, brave, déterminée, jusqu’à son dernier souffle n’a jamais failli face à ses responsabilités
Après le lycée, je suis allée à l’ENA (Ecole Nationale d’Administration) où j’ai été confrontée à quelques difficultés. Tout le monde ne voyait pas d’un bon œil que le secrétaire général du comité AEEM de cette grande école soit une fille et qui en imposait aux garçons. Autre souci, l’ENA étant l’école supérieure la plus politisée du pays, ce poste devait « sortir » de mes mains et être confié à d’autres plus « malléables ». Des personnes avaient déjà été identifiées.
J’avais cette grande chance d’être entourée de camarades qui me respectaient beaucoup et qui m’écoutaient. Je garde encore à l’esprit la dernière élection pour le poste de secrétaire général. Je vais mourir avec le souvenir, tellement agréable, du soutien de tous les étudiants, à un moment où les partis politiques avaient en lice cinq candidats qui se sont alliés pour me combattre, en vain. C’est l’une des raisons pour lesquelles je ne pourrai jamais dire que les élèves et les étudiants « trahissent » facilement, car je ne me suis jamais sentie trahie.
En réalité, la décadence de l’AEEM, a commencé à partir de mars 1991, à la chute de Moussa Traoré. Elle a cessé d’être une association qui inspirait confiance et respect, ses ambitions pour le bonheur de l’école malienne ont été mises à rude épreuve. Lorsqu’elle a cessé d’être une famille forte aux idéaux biens affirmés, elle s’est disloquée. J’ai passé des années à ressasser tout ce que nous aurions pu gagner en restant ensemble.
Par la suite, je me suis mariée et, avec d’autres camarades du mouvement démocratique, nous avons créé le mouvement SADI (Solidarité africaine pour le développement et l’intégration), qui est devenu plus tard un parti politique. J’en ai été l’une des chevilles ouvrières, membre de son bureau politique pendant plus de 10 ans.
C’est pour moi une dette morale que de militer et j’œuvrerai toute ma vie pour mériter la confiance de mes camarades.
Lalla Ben Barka, enseignante de formation, co-fondatrice du COFEM ayant occupé des postes à haute responsabilité au Mali et dans les organisations internationales comme l’ONG ACORD, la CEA et l’UNESCO :
« Le pouvoir dans les mains des femmes est un outil de construction et non de destruction »
Je suis éducatrice et psychologue. J’ai commencé à enseigner au Maroc, avant de rentrer au Mali pour travailler dans l’alphabétisation auprès des femmes. C’était un gros défi à relever et une expérience exceptionnelle d’émancipation féminine qui bénéficiait du soutien des Nations-Unies, de l’UNICEF et de l’UNESCO entre autres.
J’ai fait beaucoup de missions de terrain et je porte un regard singulier sur la condition féminine dans mon pays. En effet, originaire d’un village situé à 10 km de Bourem, dans le nord du Mali, je suis issue d’une société transhumante, presque nomade.
Chez nous, le rapport de force entre l’homme et la femme n’est pas le même que dans les sociétés sédentaires. Dans les sociétés sédentaires, la femme vient habiter chez l’homme. C’est l’homme qui est en quelque sorte le maître. Dans les sociétés nomades, l’habitat appartient à la femme. Ce qui change complètement le rapport de force.
Le mouvement auquel j’ai participé avec de nombreuses amies, mes « copines », et que l’on a appelé plus tard le COFEM, est né au début des années 1990, au moment où les associations démocratiques se mettaient en place. J’étais à l’époque au Ministère de l’Education nationale, Chef de division de la promotion féminine de la DNAFLA.
L’une de mes “petites sœurs” que j’appelle toujours ainsi, Salama Mme Sy Kadiatou Sow, venait me voir et nous nous interrogions sur la place qu’occuperaient les femmes au sein du mouvement démocratique. Nos conclusions étaient nettes : les femmes ne devaient pas être en reste pour ce mouvement. Nous avons approché celles que nous savions engagées dans la cause des Maliennes. Nous devions être unies pour le combat. C’étaient essentiellement des femmes de ma génération mais aussi des plus jeunes comme Oumou Touré de la CAFO et Ichata Sahi, qui est devenue bien des années plus tard ministre de la promotion de la femme.
J’ai ensuite quitté la DNAFLA pour travailler dans une ONG internationale, ACORD, en charge des questions de genre et de développement et, nous avons tenu nos premières réunions dans mon bureau. Nous avons travaillé sur les statuts du COFEM, que nous voulions constituer. Je peux dire aujourd’hui avec beaucoup de fierté que nous avons été la première association de femmes du Mali digne de ce nom. Nous avons grandement contribué au militantisme féminin pour la démocratie et il est bon de mettre cela en lumière pour les générations à venir. Nous nous sommes inspirées de nos aînées et mamans de la Commission sociale des femmes sous le régime de Modibo Keïta. Ce sont elles qui ont créé, en 1962 à Dar-Es-Salam (Tanzanie, ex-Tanganyika), la Panafricaine des femmes (OPF), avant même que l’OUA n’existe. Ces femmes étaient avant-gardistes par rapport à l’indépendance politique, sociale et économique du continent africain.
En matière de leadership dans nos pays, les femmes ont un rôle important à jouer, j’ai beaucoup appris de mes différentes expériences. En effet, j’ai eu la chance d’aller travailler par la suite, en 1998, à la Commission Economique pour l’Afrique à Addis-Abeba, où j’étais le numéro deux, poste occupé par une femme pour la première fois en quarante ans d’existence. J’y ai passé sept ans. Ensuite je suis allée à l’UNESCO, au bureau régional de Dakar pour trois ans, avant de revenir à la CEA puis de repartir à l’UNESCO, à Paris cette fois, en tant que sous-directrice générale en charge de l’Afrique pendant presque cinq ans. C’était là aussi la première fois qu’une femme devenait directrice.
Les femmes ont leur manière à elles de gérer le pouvoir, elles ont un sens très élevé des responsabilités. Le pouvoir dans leurs mains est un outil de construction et non de destruction. Et c’est pour cette raison qu’il est important de documenter ce que font les femmes en matière de gestion, d’expérience, d’exercice du pouvoir et de responsabilités. Et surtout de profiter des personnes ressources avant qu’elles ne disparaissent.
Source : Livre « Mars des femmes 1991, chronique d’une révolution malienne », Cauris livres, décembre 2016
NB : Le titre et le chapeau sont de la rédaction.
Source: Le Challenger