« Regarde cette nouvelle race d’hommes sortis des entrailles d’une société gangrenée par la vermine de la corruption, elle ressemble à des sauriens à l’étroit dans leur bassin, avides d’espace vital, de pouvoir et d’argent sale… Ils veulent tout pour eux et rien pour les autres, c’est la ronde des crocodiles. » Ainsi s’ouvre le dernier roman de N’Diaye Bah dont les premières scènes se déroulent dans bar malfamé de la ville où se situe l’intrigue.
Le titre La ronde des crocodiles est une parabole utilisée par l’auteur pour décrire les corrompus. Le crocodile est porteur de plusieurs symboles dont la rapacité, la trahison (il attaque toujours dans le dos), le sang (il suce le sang et est violent). Quant à la ronde, elle a une connotation festive. Les corrompus sont toujours organisés en bande et narguent la société par des festivités. Chacun veut étaler les signes de sa richesse. Aussi, le crocodile a une longue vie. Ce qui signifie que la lutte contre la corruption est de longue haleine.
Homme de confiance
Le personnage principal, Warablen, était un incompris, marginalisé par les siens et stigmatisé. Il a eu ce sobriquet en raison de son teint basané et ses cheveux de cuivre. Les mauvaises langues le considéraient comme la source de tous les malheurs de sa famille. Malgré tous ces stéréotypes et de nombreuses difficultés, Warablen, très brillant à l’école, finira par devenir un ponte dans l’appareil étatique : il était un homme de confiance de son ami président. Mais, malheureusement, il trempera dans des affaires de corruption. L’auteur, ancien ministre malien du Tourisme et de l’Artisanat (2002-2011), pointe les conséquences néfastes de la corruption dans notre société : ce sont plusieurs écoles, hôpitaux et des routes qui ne sont pas construites.
Dans le roman de N’Diaye Bah, la corruption règne partout : la petite corruption côtoie la grande corruption. « La corruption touche malheureusement tous les segments de la société, du citoyen lambda aux plus hautes sphères de l’administration publique et privée. Tout s’achète, se négocie et se monnaye aujourd’hui et à tous les niveaux », regrette-t-il.
La corruption au sein de la police est incarnée dans le roman par un commissaire « ripou », qui va arrêter des arabes riches venus réclamer leurs dettes aux gangsters redoutés, Findiougou et Krato, devenus des magnas de l’hydrocarbure. Le commissaire, soudoyé, procédera à l’arrestation des deux arabes sur de fausses accusations suite à la dissimulation dans leurs chambres d’hôtel de quelques kilogrammes de cocaïne. Mais les deux rois de l’hydrocarbure seront assassinés par leurs créanciers qu’ils refusaient de rembourser. Comme pour dire que les mauvais choix finiront toujours par rattraper dans la vie.
Apparence trompeuse
Aussi, l’auteur nous interpelle sur la foi religieuse, qui ne semble pas suffisante pour de nombreux pratiquants quand ils sont confrontés à des difficultés dans leur vie. A travers le personnage Fangatigui, le père de Warablen, la pratique religieuse apparaît comme une apparence trompeuse. Musulman et même pilier de mosquée, Fangatigui s’adonne à des pratiques fétichistes auxquelles il croit « réellement » pour conjurer des sorts qui seraient jetés à son fils Warablen.
Ainsi il fera des sacrifices au grand fétiche dans la forêt sacrée du village en pleine nuit noire. Plus tard, il rentre faire ses ablutions pour la prière de l’aube à la mosquée. « Cela est malheureusement l’essence de notre société, explique N’Diaye Bah. Nous sommes musulmans, chrétiens, mais nous n’avons pas abandonné nos pratiques fétichistes.»
La force des réseaux sociaux
Dans le roman, la gouvernance défectueuse a conduit à une prise de conscience entrainant une révolte populaire qui va mettre fin au règne du pouvoir en place, poussant le président et sa famille sur le chemin de l’exil. Le succès de cette révolte populaire est lié aux réseaux sociaux, qui ont été d’une grande capacité de mobilisation. « Le roman commence dans un bar malfamé de la ville et se termine dans une décharge publique et au cimetière. C’est pour dire à mes lecteurs que le bien mal acquis ne profite guère », résume l’auteur.
La mendicité est également l’un des thèmes abordé dans le roman à travers le couple Sadia et Gnina (handicapés) qui, confrontés à la concurrence de mendiants « gaillards valides à la carrure de lutteurs », vont louer des jumeaux pour s’attirer plus la compassion des passants. Des actes assez interpellateurs dans notre société.
N’Diaye Bah, La ronde des crocodiles, L’Harmattan, 2019, 123 pages.
Source: Benbere