Le célébre hadîth dit de Gabriel propose la définition et la hiérarchisation de trois degrés à savoir : l’Islam/al–islâm – la Foi/al–îmân – la Perfection/al–iḥsân. En d’autres termes, selon cette conception, l’adhésion à l’Islam est la condition première. Dans ce cas, la foi ne précède pas nécessairement l’entrée en religion. Ce paradigme théologique pose question : si l’adhésion à l’Islam précède la foi, alors peut-on être musulman sans avoir la foi ? À contrario, peut-on avoir la foi sans être musulman ?
En opposition, nous allons le démontrer, il est possible d’identifier dans le Coran le paradigme originel dont ce hadîth s’est inspiré, mais en fonction d’un paradigme propre à l’Islam. Ainsi, ces trois concepts-clefs mis en œuvre par le Coran ont des définitions et un ordre différents, à savoir : la Foi/al–îmân – la Bienfaisance/al–iḥsân – l’Abandon de soi à Dieu/al–islâm.
• Que dit l’Islam
Le hadîth de Gabriel est en fait, selon beaucoup de théologiens, le fondement scripturaire de la construction théologique de l’Islam. Est-ce la raison pour laquelle il est classé en deuxième position dans le célèbre ouvrage des « Quarante hadîths de An–Nawawî » ?
En voici les grandes lignes : « l’Archange Gabriel pose successivement à Muhammad trois questions principales.
La première : qu’est-ce que l’Islam/al–islâm ? Le Prophète en donne alors la définition qui n’est autre que l’énumération des cinq piliers de l’Islam-religion : la Shahâda, la Prière, la Zakât, le Jeûne de Ramadan, le Pèlerinage ; et Gabriel confirme.
La deuxième question est : qu’est-ce que la foi/al–îmân ? Ce à quoi le Prophète répond : croire en Dieu, en Ses anges, Ses livres, Ses messagers, au Jour du Jugement et en la Prédestination, bonne ou mauvaise ; et Gabriel confirme.
La troisième question est : qu’est-ce que la Perfection/al–iḥsân ? Le Prophète de répondre : c’est d’adorer Dieu comme si tu Le voyais, car si tu ne Le vois pas, Lui te voit ; et Gabriel confirme. »
Cette présentation solennellement placée sous l’autorité de l’Archange Gabriel exprime directement la hiérarchie construite par l’Orthodoxie : d’abord l’Islam/al–islâm, puis la Foi/al–îmân et, enfin, la Perfection/al–iḥsân.
Quelques remarques critiques s’imposent quant à ce hadîth considéré comme preuve essentielle de cette architecture théologique propre à notre religion :
– L’on note que l’on ne peut affirmer textuellement que ce hadîth priorise les trois éléments qu’il présente : Islam, Foi et Perfection. En réalité, ils sont en ce texte seulement définis, mais sans que l’aspect graduel de ces éléments soit formellement indiqué.
Le constat littéral indique que ce hadîth est une construction émanant des théologiens musulmans qui, ce faisant, ont commis une erreur d’ordre herméneutique. En fait, en voulant inscrire dans le marbre du Hadîth leur propre conception à trois degrés, ils ont conçu un texte qui n’exprime textuellement leur objectif que si par avance l’on a déjà admis cette hiérarchie. Du reste, la présence d’une quatrième et dernière question relative aux prodromes eschatologiques, curieusement, mais nécessairement omise de la hiérarchie, confirme cette imperfection structurelle du texte.
L’idée d’une progression par degré est donc en réalité un artifice théologique permettant de résoudre le problème posé à l’Islam, comme il l’est pour toute religion. En effet, les acteurs du pouvoir religieux constatent toujours qu’il est aisé d’obtenir l’adhésion collective à une religion, par la coercition si nécessaire, mais qu’il n’est guère possible d’envisager que ses adhérents aient tous une foi vraie, sincère. Ce constat pose au fond un problème de cohérence puisque les religions sont conçues pour être l’expression de la foi.
Le hadîth de Gabriel a donc pour fonction de résoudre cette contradiction en donnant la priorité à l’adhésion à l’Islam-religion/al–islâm, mais, conséquemment, la foi/al–îmân devient une prise de conscience secondaire. Il est donc possible selon le paradigme islamique posé par ce hadîth d’être musulman/muslim, c’est-à-dire adepte de l’Islam-religion, sans être croyant/mu’min !
– Si l’on considère la définition de la foi/al–îmân en ce hadîth, l’on constate deux éléments troublants :
-Premièrement, il est demandé de croire à six articles de foi, alors que le credo coranique de la foi n’en comporte que cinq : croire en Dieu, en Ses anges, Ses livres, Ses messagers et au Jour du Jugement (voir les versets coraniques suivants S2.V285 et S4.V136). En quoi le Prophète se serait-il donc permis d’ajouter un point de foi non-coranique, à savoir : la croyance en la Prédestination/al–qadr, alors même que la Révélation s’est exprimée clairement à ce sujet et ne l’a pas mentionnée ?
-Deuxièmement, l’on observe qu’il y aurait dans ce hadîth deux définitions de la foi/al–îmân. Une correspond au credo coranique (si l’on excepte la croyance en la Prédestination), lequel est indépendant de toute appartenance à une religion. L’autre définition de la foi est spécifique, elle correspond à la shahâda, premier pilier de l’Islam. Cependant, dans la shahâda ce n’est pas le verbe croire/âmana qui est employé, mais le verbe attester, témoigner/shahida (l’on croit en ce que l’on ne peut percevoir selon la raison et les sens, et l’on atteste ou témoigne d’une réalité que l’on voit ou réalise). Or, il n’est pas possible de témoigner/shahida de la réalité divine et prophétique.
Donc, la shahâda demande de reconnaître seulement “par la langue” l’unicité de Dieu et la fonction de messager de Muhammad afin d’acter notre adhésion à l’Islam. Il est ainsi possible selon la définition même de l’Islam d’être musulman/muslim sans avoir la foi selon le credo coranique, mais en ayant seulement foi en la religion dite Islam. Par conséquent, selon la hiérarchie proposée par ce hadîth, l’adhésion “par le cœur” correspond uniquement au deuxième degré dit al–îmân/la foi. Il en ressort que tout musulman/muslim n’est pas nécessairement un croyant/mu’min. De plus, toujours selon cette hiérarchie, l’on ne peut parvenir au degré de croyant/mu’min sans être au préalable musulman/muslim !
– Concernant à présent al–iḥsân/la Perfection, troisième et dernier degré.
La définition qui en est donnée dans ce hadîth précise qu’il s’agit d’adorer Dieu exactement comme si l’on était en permanence sous Son regard. Ainsi, dans l’esprit des théologiens orthodoxes, al–iḥsân est la perfection dans l’adoration. La perfection du musulman réside donc en une pratique rigoureuse des actes d’adoration prescrits par l’Islam.
Notons que cette perfection orthopraxique ne revêt pas particulièrement de dimension spirituelle. C’est en réalité la pensée soufie qui a superposé à la notion d’iḥsân orthopraxique celle de réalisation spirituelle, aspect qui n’est pas dans ce hadîth textuellement indiqué. En la matière, le texte de référence est ici le fameux hadîth 38 cité par An–Nawawî : « …Mon serviteur ne cesse de se rapprocher de Moi par l’accomplissement des obligations religieuses, puis des actes surérogatoires jusqu’à ce que Je l’aime. Puis, quand je L’ai aimé, Je suis l’oreille par laquelle il entend, l’œil par lequel il voit, etc. »
Quoi qu’il en soit, l’on pourrait penser que ce troisième et ultime degré suppose d’avoir accompli les deux précédents. Autrement dit, que le degré dit al–iḥsân/la perfection serait la conjonction parfaite entre islâm et îmân/foi.
Mais, il n’en est rien, car la définition de al–iḥsân donnée par le hadîth indique qu’il s’agit d’une perfection dans l’accomplissement des cinq piliers du degré 1 : al-islâm/l’Islam-religion. Et, puisque l’adhésion et la pratique de ce premier degré ne nécessitaient pas la foi définie par le deuxième degré, l’on peut donc selon l’Islam être muḥsin/celui qui réalise al-iḥsân/la perfection orthopraxique sans être mu’min/croyant, mais pas sans être musulman/muslim !
• Que dit le Coran
La construction théologique que nous venons voir doit sa force de persuasion à ce qu’à priori elle emprunte au Coran les termes-concepts clefs islâm, îmân, iḥsân. Cependant, l’Islam en donne une interprétation conforme à son propre paradigme islamique et, pour cela, il en a modifié les significations et la hiérarchie. Un passage coranique nous servira de fil-guide à notre démonstration : « quant à ceux qui croient/âmanû et œuvrent en bien/aṣ–ṣâliḥât, Nous les ferons entrer en des jardins au pied desquels coulent ruisseaux, ils y demeureront à jamais. Telle est la promesse vraie de Dieu, et qui est plus véridique que Dieu en propos ! Il n’en est point selon vos désirs ni selon les désirs des Gens du Livre, mais qui commettra un mal en sera payé, et il ne trouvera contre Dieu ni allié ni secoureur. Mais qui œuvre en bien/aṣ–ṣâliḥât, homme ou femme, en tant que croyant/mu’min ; ce sont ceux-là qui entreront au Paradis, et ils ne seront pas lésés d’un iota. Qui donc est meilleur/aḥsan en la Voie/dîn que celui qui abandonne/aslama son être/wajh à Dieu, alors qu’il est bienfaisant/muḥsin et suit le credo/milla d’Abraham exclusivement ? Or, Dieu prit Abraham pour intime ! »
L’étymologie et les significations du terme milla sont discutées, mais en lien avec Abraham le sens coranique en est donné par le verset suivant : « …Qu’adorerez-vous après moi ? Ils répondirent : Nous adorons ton dieu, le dieu de tes pères Abraham, Ismaël et Isaac, dieu unique… », S2.V133. Ici, Jacob, à l’article de la mort, s’adresse à ses fils en explicitant la définition de la milla d’Abraham mentionnée au v130, il s’agit de l’essence même du monothéisme : il n’est qu’un seul Dieu, d’où pour milla/credo. Du reste, nous retrouvons ainsi le rapport direct à l’hébréo-araméen malal, parole, croyance, présentement le credo de l’unicité divine professée par Abraham, Jacob et leurs descendants. (Lire aussi S4.V122-125)
Quid de la terminologie employée et sa hiérarchisation coranique ?
1– al–îman/la foi
L’on observe que le segment introductif : « quant à ceux qui croient/âmanû », v122, indique que le premier élan est la foi/al–îmân. Nous retrouvons cette priorité au v124 qui selon la syntaxe française se lirait : « qui en tant que croyant/mu’min œuvre en bien/aṣ–ṣâliḥât ». Prioritairement donc, être croyant/mu’min, et il s’agit là nécessairement de la foi monothéiste selon le credo coranique : « croire en Dieu, en Ses anges, Ses livres, Ses messagers et au Jour du Jugement » (Voir S2.V285 et S4.V136. Rappelons-le, ces versets ne mentionnent pas la croyance en la Prédestination et elle ne figure comme telle en aucun autre verset du Coran).
2– al–iḥsân/la bienfaisance
La foi/îmân ainsi définie doit cependant être nécessairement traduite par des actions dites œuvres de bien, bonnes, vertueuses, sens du pluriel aṣ–ṣâliḥât : « et œuvrent en bien/ya’malûna min aṣ–ṣâliḥât ». Rappelons que cette association de la foi et de l’agir vertueux est répétée près d’une centaine de fois dans le Coran, c’est dire son importance.
Il convient de noter que la locution ya’malûna min aṣ–ṣâliḥât signifie mot-à-mot ils font de/min bonnes œuvres/aṣ–ṣâliḥât, ce qui exclut que l’on puisse supposer qu’il s’agirait ici de mettre en œuvre les pratiques définies d’une religion. Ceci est du reste cohérent avec la définition de la foi monothéiste universelle selon le credo coranique qui, par essence, est supra-religieuse.
Par ailleurs, l’on constate que celui qui « œuvre en bien» est qualifié au v125 de « bienfaisant/muḥsin », synonymie évidente : faire le bien est être bienfaisant. Or, c’est du terme muḥsin dans ce contexte qu’a été tiré le substantif iḥsân, mais selon un fort glissement de sens et d’objectif puisque selon le hadîth de Gabriel ce terme désigne la perfection dans la pratique religieuse. Ainsi, ce que le Coran nommait bienfaisance/iḥsân à l’égard des autres est devenu en Islam perfection/ihsân orthopraxique individuelle au regard de l’autre.
3–al–islâm/l’abandon de soi à Dieu
Ce point essentiel apparaît au v125 : « Qui donc est meilleur/aḥsan en la Voie/dîn que celui qui abandonne/aslama son être/wajh à Dieu, alors qu’il est bienfaisant/muḥsin et suit le credo/milla d’Abraham exclusivement ? Or, Dieu prit Abraham pour intime ! »
Ce verset se présente comme la synthèse conclusive des versets précédents. Selon la logique de ce passage, le terme dîn ne peut signifier religion puisque l’accès au Paradis y est uniquement dépendant de la foi monothéiste universelle et non justement en fonction des religions : « il n’en est point selon vos désirs ni selon les désirs des Gens du Livre ».
En accord avec une démarche purement de foi, le terme dîn prend donc le sens de « Voie », seule signification connue de dîn qui en ce contexte soit cohérente. En cette « Voie/dîn » de Dieu, l’excellence : « qui donc est meilleur/aḥsan » consiste à parvenir à abandonner son être à Dieu : « celui qui abandonne/aslama son être/wajh à Dieu ». Or, nous avons démontré que cette réalisation d’ordre spirituel correspondait à la signification que le Coran donne à six reprises au terme islâm (les septièmes et huitièmes occurrences coraniques sont S9.V74 et S49.V17, versets en lesquels le terme islâm signifie sujétion à l’autorité, en l’occurrence à Muhammad) : abandon de soi à Dieu, remise de son être à Dieu, ce en lien avec l’emploi néologique coranique de aslama et wajh.
Selon le Coran, le degré supérieur est donc clairement l’islâm au sens coranique du terme : abandon, remise de soi à Dieu. C’est là l’accomplissement de l’Islam-relation tel que le Coran le définit, démarche pleinement spirituelle inscrite en l’Islam-relation. À contrario, nous le constatons, de toute évidence l’élaboration de l’Islam-religion a, d’une part, nécessité de détourner le sens du mot islâm devenu qualificatif de la religion Islam et, d’autre part, en a fait le premier degré de sa construction.
En synthèse, selon le Coran, la foi/al–îmân est nécessairement le premier degré et non le deuxième. L’on est ainsi croyant/mu’min avant de choisir ou non une religion et, en particulier, sans être musulman/muslim au sens que l’Islam-religion confère à ce terme. Par suite, deuxième degré, le croyant doit être muḥsin/bienfaisant. Enfin, troisième et ultime degré, lorsqu’il réalise ces deux conditions, il peut s’efforcer en la Voie/dîn de l’abandon de soi à Dieu/islâm et il devient musulman/muslim quand il atteint cette réalisation spirituelle.
Conclusion
Si le hadîth dit “de Gabriel” est fondamental pour l’architecture de l’Islam, nous aurons montré qu’en dehors de nombreuses incohérences textuelles il soulevait trois difficultés principales :
Les trois concepts-clefs hiérarchiquement mis en jeu : islâm/Islam-religion, îmân/foi, iḥsân/perfection ont été déviés de leur signification coranique.
L’ordonnancement de ces trois degrés justifie que l’on puisse être musulman/muslim sans être croyant/mu’min.
Le degré supérieur al–iḥsân ou perfection n’est pas d’ordre spirituel, mais uniquement orthopraxique, religieux.
De fait, cette situation est conforme à la construction de l’Islam-religion, mais en complète opposition avec le Coran. En effet, l’analyse des vs122-125 de la Sourate IV a montré que selon le Coran la situation est radicalement différente et rend compte de l’Islam-relation :
Les trois concepts-clefs ont la hiérarchie et les définitions suivantes : îmân/foi, iḥsân/bienfaisance, islâm/abandon de soi à Dieu.
Cette hiérarchie coranique donne la priorité absolue à la foi/al–îmân puis à l’iḥsân/la bienfaisance. Aucune forme de religion ne fait donc sens si l’on n’est pas auparavant croyant/mu’mîn.
Le degré ultime est la réalisation spirituelle dite al–islâm/abandon de soi ou remise de son être à Dieu. En ce sens, l’on ne peut être muslim/celui qui a réalisé la voie dite islâm qu’en étant croyant/mu’min et bienfaisant/muḥsin.
Les différences de significations et de graduation peuvent être visualisées comme suit :
Pour l’Islam-religion : islâm/Islam-religion, îmân/foi aux six articles de l’Islam, iḥsân/perfection en la religion.
Pour l’Islam-relation : îmân/foi aux cinq articles coraniques, iḥsân/bienfaisance à l’égard des autres, islâm/abandon de soi à Dieu en tant que voie spirituelle coranique.
Comme indiqué en introduction, nous sommes donc bien en présence de deux paradigmes distincts. Le premier résulte de la construction théologique propre à l’Islam-religion et est entièrement centré sur l’aspect religion/dîn tel que l’Islam le conçoit. Selon ce paradigme, la relation à l’Islam est centrale et peut même se dispenser de la foi. C’est dire qu’en ce cas le musulman n’a pas de relation à Dieu, mais seulement avec ses coreligionnaires. Le paradigme coranique est pour ainsi dire à l’opposé. Il met en avant la foi en Dieu au nom de l’Islam-relation, relation individuelle à Dieu. Selon le Coran, cette relation est le vecteur de la Voie en Dieu/ad–dîn et c’est seulement lorsque le croyant s’y réalise spirituellement qu’il devient alors musulman/muslim. À bien comprendre la portée de cette démarche spirituelle, l’on n’est jamais musulman, mais l’on cherche toujours à l’être…
INFO-MATIN