Falmata Bunu était « programmée » par Boko Haram pour mener une mission suicide. Séquestrée plusieurs mois, mariée tour à tour à trois membres de la hiérarchie de Boko Haram, son sort semblait scellé. À la disparition du dernier commandant l’ayant marié de force, la jeune femme refuse de faire exploser la bombe attachée sur elle. Falmata se reconstruit et vit aujourd’hui dans un camp à Maiduguri. Témoignage.
Pendant longtemps, c’était une épreuve pour Falmata de sortir de son logement de fortune puis de marcher et traverser le camp de Bakkassi. À chaque pas, des quolibets et ricanements provenant d’autres déplacés comme elle. « Regardez-la, c’est une épouse Boko Haram ! », fuse le plus souvent. Et pour seule réponse, Falmata avance en silence. Le regard droit, le port altier. Mais ses mains triturant et réajustant son long voile noir trahissent son désarroi. Falmata a toujours mis un point d’honneur à ne jamais s’effondrer devant les autres. À ne pas céder face à l’agressivité sans fard de certaines voisines, de certains voisins victimes comme elle de Boko Haram. « Ces insultes, c’est comme recevoir à chaque fois des coups de poignard dans le dos, confie Falmata. Mais j’arrive à supporter, car c’est ici que j’ai retrouvé mes parents. J’ai beaucoup de chance en fait. D’autres femmes ayant connu la même expérience que moi sont rejetées par leurs proches. »
Aujourd’hui, Falmata a décidé de ne plus prêter attention à ce que les gens pensent. Elle mène son existence de jeune femme de 20 ans, sans se justifier. Et a presque réussi à retourner l’opinion d’une partie du camp de Bakkassi, grâce à ses talents de couturière. « J’ai appris le métier en observant ma mère. Elle était en permanence devant sa machine quand nous étions encore à Dikwa. Je l’ai tellement observée que j’ai absorbé ses gestes. J’ai pris sa relève », dit-elle. Falmata confectionne des vêtements féminins. Le bouche-à-oreille et ses prix abordables aidant, sa réputation de créatrice a franchi les portes de nombreux camps de déplacés dans Maiduguri.
Survie et horreurs dans la forêt de Sambisa
Désormais en paix avec son dramatique passé d’otage de Boko Haram, Falmata estime n’avoir de compte à rendre à personne. « J’avais 15 ans lors de mon rapt, rappelle la jeune femme. C’était en 2015 à Dikwa, dans ma commune d’origine. Nous étions en chemin avec des amies pour aller sur-le-champ des parents d’une de mes copines de classe. Nous étions insouciantes. Il y a eu un raid massif de Boko Haram. Soudain nous avons été encerclées par un groupe d’hommes armés. Je n’ai jamais revu mes amies par la suite. Ma vie a basculé. » Les adolescentes sont séparées les unes des autres. Conduite dans la forêt de Sambisa, sanctuaire à l’époque du groupe armé dirigé alors par Abubakar Shekau, Falmata se retrouve engluée dans un monde parallèle.
Quinze mois à survivre dans un environnement où violences, hurlements et sang sont omniprésents. La jeune fille d’alors est témoin de scènes glaçantes. Mais indélébiles dans sa mémoire : des hommes obligeant des femmes à être leurs esclaves sexuelles. Mutilées, battues à mort pour celles qui refusent de se soumettre. Falmata assiste à l’agonie de celles infectées par le VIH. Elle est marquée également par l’endoctrinement d’enfants transformés en combattants, espions, cuisiniers, ou en candidats pour des attaques-suicide à la bombe. Au bout de deux mois de séquestration, l’adolescente de Dikwa est unie contre son gré à un membre influent de la hiérarchie de Boko Haram. « J’ai dû accepter pour survivre, soupire la jeune femme. Dans mon malheur, j’ai eu la chance de ne pas tomber enceinte, contrairement à beaucoup d’autres femmes violées. Lui, je crois qu’il était amoureux de moi, car il s’est battu pour m’avoir à ce que l’on m’a dit. Mais moi, je n’ai jamais, jamais éprouvé le moindre sentiment pour lui. Il rentrait de nuit et il me racontait en détail ses missions de guérilla contre les militaires. Après plusieurs mois, un jour on m’a annoncé sa disparition. J’étais un peu désolée pour lui, mais en vérité j’étais complètement indifférente. »
Forcée à mener une mission suicide
Le second du commandant défunt prend Falmata comme seconde épouse. Il meurt à son tour au combat. Puis un troisième chef du groupe armé prend la suite et force Falmata à vivre une nouvelle union. Toujours contre son gré. L’homme connaît la même fin sanglante que ses deux prédécesseurs. Le nouveau commandant interrompt le cycle des mariages de Falmata et décrète que, conformément à la parole de son émir, la veuve doit rejoindre ses trois époux au paradis. Elle est conduite vers une destination inconnue, avant de se voir assigner une mission kamikaze à exécuter au milieu d’une foule ou d’une garnison militaire.
« Je ne voulais pas mourir jeune alors j’ai joué le jeu en faisant semblant d’obéir, affirme Falmata. J’ai remarqué la manière dont ils ont attaché sur moi puis enclenché la bombe. J’ai réussi à m’échapper durant les préparatifs grâce à la complicité d’une vieille femme. » Au lieu de suivre le plan de ses ravisseurs, Falmata, avec sang-froid, détache de son corps la ceinture portant l’engin explosif. Puis, au fait de ce qu’elle pourrait subir si ses poursuivants la rattrapent, la déserteuse marche jour et nuit. Sans eau et sans nourriture. Elle se débrouille comme elle peut sur sa route. À bout de force, elle atteint un point de contrôle militaire à Monguno, à une centaine de kilomètres au nord de Maiduguri, la capitale de l’État du Borno : « Me voyant m’approcher d’un pas hésitant, un soldat a pointé son arme vers moi. Il hurle, m’ordonne de m’arrêter. Il était convaincu que j’étais une kamikaze. Un de ses collègues s’avance en m’interrogeant. Il m’a cru. Cela m’a sauvée ».
Retour à la vie réelle
Falmata est maintenue en détention dans un camp militaire, le temps que son identité soit confirmée. Puis on la conduit à Maiduguri pour des soins psychologiques avant un long programme de déradicalisation. Libre au bout de quelques mois, le retour dans le monde réel est dur pour Falmata. « À Dikwa, nous vivions grâce aux récoltes des champs de mon père, se souvient la jeune femme. J’aimais beaucoup l’aider à débroussailler et planter quand je n’avais pas école. Ici à Bakkassi, on dépend des distributions de nourriture. J’ai des mois durant stocké des sacs de mil qu’on nous donnait. Mes parents n’étaient pas d’accord. Mais ils ont compris quand je suis revenue un jour avec une machine à coudre à pédale. » Falmata a trouvé un local tout près du camp où elle passe le plus clair de ses journées. Une façon aussi pour elle de fuir autant que possible cette tente au revêtement extérieur en cuir blanc lui servant d’abri. Mais surtout Falmata supporte de moins en moins les restrictions liées à son quotidien de femme vivant dans un camp pour personnes déplacées. Elle dit ne plus être hantée par ses souvenirs de Sambisa. Elle ne se réveille plus en sueur la nuit. Ses journées sont pleines de vie. Et Falmata, consciente de sa chance d’avoir survécu à l’horreur, caresse le rêve de devenir une sorte d’assistante sociale, spécialisée sur l’aide aux femmes : « J’aimerais pouvoir améliorer le niveau de vie d’une majorité de femmes ici dans l’État du Borno. Venir en aide à toutes ces femmes dans le Borno qui ont été victimes de violences de la part d’hommes. Comme dans plein d’endroits sur cette planète, ici de nombreuses femmes sont privées de leur droit à l’éducation. Elles sont bridées, empêchées dans leur développement personnel. Ce que j’ai réussi à traverser me donne une force pour aider à mon tour. »
Falmata est convaincue de sa réussite. Et cette machine à coudre récemment achetée est, selon elle, la clef qui va lui ouvrir la porte pour rebondir. Les commandes de vêtements commencent à affluer. Falmata esquisse un sourire radieux. Elle espère, grâce au bénéfice de ses ventes, pouvoir dans un avenir proche sortir ses parents du camp de Bakkassi.
RFI