De plus en plus d’ex-collaborateurs de Facebook dénoncent son impact sanitaire et social sur ses 2 milliards d’utilisateurs. Simple stratégie ou réelle volonté de changer ? La direction a réagi mardi dans une déclaration rare.
C’est une prise de parole inhabituelle pour Mark Zuckerberg. Après les déclarations de Chamath Palihapitiya, Sean Parker ou encore Roger McNamee, vent debout contre les méfaits sociopsychologiques de Facebook, le jeune PDG et la direction du groupe se sont départis de leur discrétion légendaire, pour répondre à leurs détracteurs, mardi 12 décembre.
“Chamath n’est plus chez Facebook depuis plus de six ans. (…) En grandissant, nous avons réalisé à quel point nos responsabilités avaient grandi également. Nous prenons notre rôle très au sérieux et nous travaillons dur pour nous améliorer”, justifie Mark Zuckerberg, affirmant que son entreprise avait collaboré avec des experts et des universitaires pour comprendre les effets du réseau social “sur le bien-être”.
Dans un communiqué, la firme assure qu’elle “[fait] également des investissements conséquents en ressources humaines, technologies et processus, et – comme Mark Zuckerberg l’a dit dernièrement –, nous sommes prêts à réduire notre profitabilité pour être sûrs que les bons investissements seront faits”.
Chamath Palihapitiya, Sean Parker, Roger McNamee… Ces noms ne vous disent certainement rien, ces personnalités étant moins médiatisées, elles sont néanmoins des figures éminentes de la firme au pouce levé. Le premier a été vice-président en charge de la croissance des audiences de Facebook, le second, son PDG, et le troisième, l’un de ses primo-investisseurs au début des années 2000. Ces derniers mois, tous les trois se sont inquiétés publiquement de l’emprise de Facebook sur la société.
Roger McNamee a ouvert le bal en août dernier en déclarant, dans une tribune publiée par le quotidien USA Today, que Facebook et Google représentaient “des menaces à la santé publique et à la démocratie”. Il enfonce le clou quelques jours plus tard dans The Guardian, en arguant que les deux compagnies ont recours à “des techniques de persuasion développées par les propagandistes et par l’industrie du jeu”. Combinées aux nouvelles technologies, ces méthodes visent, selon lui, à maximiser les profits et renforcer les comportements addictifs.
Facebook “détruit la façon dont la société fonctionne”
Puis il y a un mois, le sulfureux Sean Parker assène à son tour un véritable coup de massue en résumant le mandat de Facebook à “l’exploitation de la vulnérabilité de l’humain et sa psychologie”. Et de confier sans retenue : “Dieu seul sait quel impact [Facebook] peut avoir sur les cerveaux de nos enfants”.
Pour l’heure, Facebook, fidèle à sa stratégie usuelle de communication, avait préféré la discrétion, laissant ses (nombreux) détracteurs déblatérer. Jusqu’à la sortie de trop : celle de Chamath Palihapitiya le 13 novembre, lors d’une intervention filmée à la Stanford Graduate school of business. “Les boucles de réaction à court terme, dopaminergiques, que nous avons créées [notamment avec le bouton ‘j’aime’] sont en train de détruire la façon dont la société fonctionne”, a-t-il lâché, avouant qu’il ressentait une “énorme culpabilité” d’avoir contribué à la création d’une machine qui “déchire le tissu social” plutôt que de le fédérer.
Chamath Palihapitiya, qui a quitté l’entreprise en 2011, est même allé jusqu’à encourager les internautes à abandonner Facebook, lui-même ayant renoncé aux réseaux sociaux car il refuse, dit-il, d’être “programmé” et souhaite conserver son “indépendance intellectuelle”.
Les mots de Zuckerberg pour humaniser Facebook
Censures de comptes abusives, fake news, bulles de filtres ou encore harcèlement et “revenge porn” : pour chaque attaque, Facebook a toujours eu l’habitude de répondre “en se réfugiant derrière ses règles d’utilisation ou en se reposant sur les utilisateurs qui sont invités à signaler des contenus inappropriés”, souligne Élodie Carcolse, chef de rubrique binumérique pour le Journal Du Geek. “Mais cette fois-ci, il s’agit d’attaques philosophiques et sociétales qui concernent les générations futures. C’est un sujet qui inquiète et qui est très porteur. Mark Zuckerberg, qui prétend à la philanthropie, est tenu de défendre son projet et l’avenir. Il veut dire que Facebook ne se résume pas à ses algorithmes”, explique-t-elle.
Les mots du jeune PDG sont également là pour apaiser les esprits, le but étant d’agir avant de devoir subir, poursuit Élodie Carcolse : “La Silicon valley est un univers très libertaire, où l’on prône la liberté d’expression avant tout. La dernière chose dont on a envie, c’est de voir débarquer de nouvelles règlementations. Il faut donc sortir du bois avant de se voir imposer quoi que ce soit par les autorités”. Ainsi, Facebook prend régulièrement des mesures pour prouver sa bonne foi, comme la mise en place d’un comité de validation des contenus soupçonnés d’être des fake news et les investissements dans des fondations contre le harcèlement. Depuis deux semaines, la firme teste même une méthode plutôt cocasse de lutte contre le “revenge porn”, proposant aux utilisateurs d’envoyer eux-mêmes leurs sextos et autres sextapes afin d’y apposer une empreinte numérique leur empêchant d’être diffusés partout sur le Web.
Dans un souci affiché de “transparence”, Facebook a aussi annoncé aussi qu’il compte déclarer certains de ses revenus publicitaires dans les pays où il les gagne et non plus en Irlande, au taux d’imposition plus avantageux. “Apple s’est déjà fait attraper sur cette question. Avec les différents scandales de fuites comme les ‘Paradise papers’, on voit bien que Facebook cherche là encore à anticiper, car c’est un sujet chaud. L’idée est de donner du gage et calmer les instances européennes”, note Élodie Carcolse.
Facebook “prisonnier de son modèle économique”
Mais au-delà des considérations purement stratégiques, Emmanuel Parody, directeur des rédactions de Mind Media, dégage un problème plus profond. “Les équipes de Facebook ont créé un monstre. Je pense que Mark Zuckerberg est assez sincère dans le sens où il découvre un niveau de responsabilité qu’il n’avait pas anticipé”, commente-t-il. “On est en présence d’un milieu de développeurs, leur souci premier, c’est la machine. Puis un jour, ils s’aperçoivent que ladite machine a un impact social.”
Le problème central, selon Emmanuel Parody, est que Facebook est “prisonnier de son modèle économique, qui est celui d’une plateforme”, ce qui limite sa marge de manœuvre, malgré les bonnes volontés philosophico-sociologiques affichées par Mark Zuckerberg. “Il est impossible que Facebook devienne responsable des contenus, ou son modèle s’effondrerait en 48 h. En cas d’attaque, leur seul réponse c’est : “On va améliorer l’algorithme’, car ils ne peuvent rien faire d’autre. Leur job, c’est de vendre de la pub, pas du contenu éditorial”, explique-t-il, estimant que finalement Facebook maintient religieusement sa ligne conductrice, celle de la quête impossible de l’algorithme parfait mêlant humanité et neutralité. “Ils peuvent annoncer toutes les mesures qu’ils veulent, on sait que l’algorithme changera encore tous les six mois. Ils le font déjà depuis deux ans, sans que l’on puisse y faire quoique ce soit”, conclut-il.
Source: France 24