Dans les lignes qui suivent, l’universitaire Pr Cheick Amala Touré et le juriste Me Abdourahmane Ben Mamata Touré s’expriment sur la situation politique du pays, notamment les derniers développements liés au processus de transition. Aussi, les deux hommes de droit donnent-ils leurs recettes pour la sortie de crise
Pr Cheick Amala Touré : « On ne saurait parvenir à bout d’une telle crise sans l’adhésion de l’ensemble des forces vives de la Nation »
En analysant la situation sociopolitique que traverse le Mali, en notre qualité de président de l’Association malienne de droit constitutionnel (AMDC), c’est une occasion pour nous de donner notre point de vue sur cette situation qui d’ailleurs interpelle tous les universitaires ayant pour identité scientifique les sciences sociales. Il n’y a pas un seul état au cours de sa vie qui soit à l’abri d’une situation de crise telle que celle que nous traversons aujourd’hui.
Il est bon de rappeler ici, la raison d’être d’un enseignant-chercheur, il s’agit de façon permanente de mener des réflexions sur les sujets intéressant la vie de la Nation. Depuis le début de la crise multidimensionnelle, les universitaires à travers l’AMDC de l’Université des Sciences Juridiques et Politiques de Bamako (USJPB) ne sont pas restés en marge en termes de réflexion en vue de proposer des éléments de réponses aux différentes crises qui secouent le Mali depuis le coup d’état du 22 mars 2012.
On peut noter entre autres : le colloque de Bamako sur l’inversion sociale organisé par l’USJPB, le colloque international de Bamako organisé par l’AMDC du 4 au 6 mars 2019 sur la Constitution entre éternité et réalisme, la journée de réflexion de l’AMDC sur le thème : « Droit Constitutionnel : entre crise et l’opinion publique malienne, regards croisés des universitaires et opérateurs juridiques » et le colloque inter-universitaire sur les défis et priorités des organes de la Transition tenu à la Faculté des Sciences Administratives et Politiques de l’USJPB.
Toutes ces activités menées par l’AMDC à travers l’USJPB visent à contribuer à l’équilibre de la trajectoire du processus de démocratisation dans notre pays. Là-dessus, il faut noter la participation de tous les universitaires du monde francophone d’Afrique et d’ailleurs dans les différentes réflexions auxquelles l’AMDC à travers l’USJPB s’est proposée. Dans la même dynamique, au regard de la situation actuelle, nous estimons que les résultats de nos différentes réflexions ne seraient pas suffisamment exploités par les pouvoirs publics.
Pour remédier à cette crise survenue le lundi 24 mai 2021 bloquant ainsi le processus de la Transition émaillé par l’arrestation du Président et du Premier ministre de Transition, l’AMDC est dans un rôle qu’est le sien d’édifier l’opinion publique nationale et internationale sur les évènements survenus.
Ce blocage intervient à mi-parcours du délai imparti pour la Transition. L’AMDC estime que la mise en place des organes de la Transition n’aurait pas obéi suffisamment à l’inclusivité. Toutefois, en de pareille circonstance, l’ensemble des forces vives de la Nation devrait se reconnaître dans les différents organes de la Transition à travers les titulaires désignés, en vue de légitimer les différentes orientations des autorités de la Transition. Le mécanisme préconisé pour la réussite de la Transition, valable depuis la période qui a prévalu à la mise en place des organes de la Transition (phase I) est aussi valable pour la rectification qui est en cours.
Cependant, l’arbre ne doit pas cacher la forêt. On se pose la question de savoir pourquoi les rapports et les actes des différentes réflexions ne sont pas exploités par les gouvernants.
En résumé, on ne saurait parvenir à bout d’une telle crise sans l’adhésion de l’ensemble des forces vives de la Nation.Chaque fois que l’on veut engager des réformes politiques et institutionnelles dans une période d’exception, la solution s’appelle l’inclusivité, le consensus et surtout l’assentiment des forces vives de la Nation pour avancer, nous croyons que le Mali en a besoin.
Il n’est donc pas tard pour mieux faire. Même si l’on note la présence de quelques collègues universitaires au sein des organes de la Transition, les nouvelles autorités doivent s’appuyer davantage sur les enseignants-chercheurs. Il faut le dire, quand on confie un travail de réflexion à un seul individu, il peut vous donner ce qu’il pense de la chose, mais quand on y ajoute deux, trois ou voire plus, cela pourrait améliorer certainement la qualité de la réflexion.
C’est la solution que nous préconisons pour endiguer cette crise. Un universitaire ne saurait vivre en vase clos. Pour ce faire, les associations de droit constitutionnel de notre communauté sont fortement fédérées pour la cause de nos Nations respectives.
Voici quelques pistes de solutions pour une sortie de crise : ouvrir des concertations nationales sur les modalités pratiques de rectification de la Transition ; élargir le nombre des membres du CNT à 250 en tenant compte des collectivités et des personnes ressources en qui les citoyens se reconnaissent ; supprimer le poste de vice-président de Transition en confiant la présidence aux Forces de défense et de sécurité ; désigner un Premier ministre issu du M5-RFP ; mettre en place un gouvernement inclusif et respecter le chronogramme de la Transition.
Me Abdourahmane Ben Mamata Touré : « Notre problème, c’est notre incapacité à trouver un consensus et à construire un sens commun chaque fois que nos textes sont insuffisants »
La situation politique actuelle du pays est la résultante de deux de nos tares majeures : il s’agit d’une part de l’incapacité des Maliens à respecter les règles que nous nous sommes édictées pour fonctionner dans cette Transition.
Nous avons édicté une Charte de la Transition pour compléter la Constitution afin d’avoir un dispositif normatif adapté à cette phase-là. Mais, depuis sa mise en place, la Charte a commencé par être violée par les membres même du Conseil national pour le salut du peuple (CNSP), notamment lors du choix du président de la Transition qui devait être fait par un collège qui malheureusement était pratiquement fictif puisque n’ayant pas été composé conformément à ce qui devait être. Donc Bah N’Daw, en tant que premier organe de la Transition, a été désigné en violation de la Charte.
La seconde grande violation est intervenue suite à la mise en place du Conseil national de Transition (CNT), à travers la violation des deux décrets portant simultanément sur la clef de répartition et les critères de désignation des membres. Nous avons vu que cet organe aussi, qui fait l’objet même d’une contestation aujourd’hui devant les juridictions, est l’émanation d’une violation de la Charte, censée apporter les règles appropriées au bon déroulé de cette phase de transition.
Le second problème que nous avons, c’est notre incapacité à trouver un consensus et à construire un sens commun chaque fois que nos textes sont insuffisants. Si l’on part du principe que le président de la Transition a formé son gouvernement et qu’il n’aurait pas consulté le vice-président, ou qu’il n’aurait pas tenu compte des observations de celui-ci, cela dénote ainsi de notre faible aptitude à trouver des compromis. Ce, compte tenu de ce moment particulier où l’exercice des attributions et des compétences ne peut pas se faire comme en période normale. Parce que la période n’est pas normale.
Le président de la Transition s’est cru à un moment donné dans une situation normale et a voulu exercer normalement ses attributions et ses compétences dans un contexte anormal. Voilà les raisons pour lesquelles la situation que nous vivons est consubstantielle à notre incapacité à respecter nos règles et à trouver un consensus pour former un sens commun.
Ces deux situations ont existé même pendant la mandature passée où nous étions également dans le même schéma de non-respect des textes et d’absence de compromis et de consensus sur les enjeux et les grandes questions de la nation.Donc, nous sommes encore dans la perpétuation de nos deuxfaiblesses que je viens de décrire sur plus haut.
Le respect de l’esprit de la Charte donne une solution juridique qui nous permet d’être en phase avec la communauté internationale. Mais, elle permet également d’être à l’abri d’éventuels soubresauts entre les militaires qui sont en train d’être de plus en plus perçus comme étant des personnes qui ne veulent que s’accaparer du pouvoir. Et, si on quitte ce schéma on va ouvrir de nouveaux fronts, et on créera des tensions politiques dont on n’a vraiment pas besoin. La solution juridique la moins contestable aujourd’hui, c’est de simplement corriger l’insuffisance de l’article 4 de la Charte, en ce qui concerne la désignation du collège pour choisir le président de la Transition à venir.
Propos recueillis par
Bembablin DOUMBIA et
Aboubacar TRAORÉ
Source: Essor