slamophobie rampante, remontées publiques d’homophobie, quasi-consensus xénophobe anti-Roms, abjections racistes répétées contre Christiane Taubira, retour de rhétoriques nationalistes dans des secteurs diversifiés de l’espace politique… et cela dans un contexte de chômage de masse et de difficultés sociales prégnantes : la conjoncture révèle des effluves répugnantes.
Du côté des professionnels de la politique, on a ouvert les vannes de la puanteur depuis la légitimation sarkozyste de l’association frontiste immigration/insécurité. Copé et Fillon ont ensuite payé leur écot peu ragoûtant de « présidentiables », comme Valls à gauche.
Les médias font mine de s’offusquer, tout en alimentant quotidiennement la centralité symbolique du Front national, dans la logique d’une prophétie autoréalisatrice quant à ses succès annoncés aux élections municipales et surtout européennes.
Des intellectuels en vue, des essayistes médiatisés et des journalistes omniprésents, bien propres sur eux, ont encouragé les peurs et les crispations identitaires, les brouillages idéologiques entre extrême droite, droite et gauche, la diabolisation du « mondial » et la fétichisation du « national », en revêtant les habits de « rebelles » en lutte contre un supposé « politiquement correct », fabriquant ainsi le nouveau « politiquement correct », tout en désarmant les résistances. La « zemmourisation » des esprits est largement en marche…
Face à ce qui apparaît inéluctable, des citoyens de gauche comme moi se sentent bien démunis.
Chacun à ses petites affaires, dans son coin
Les syndicats et les associations ont du mal à sortir de leurs légitimes préoccupations catégorielles et de leurs plus contestables concurrences mutuelles. Le pouvoir social-libéral use tour à tour de l’arrogance technocratique, d’une compassion compassée irriguée de paternalisme vis-à-vis des « enfants irrationnels » qu’il prétend gouverner et de la navigation à vue.
Le Front de Gauche est pour partie paralysé par des divisions boutiquières autour des municipales. Et quand un mouvement social comme celui des Bonnets rouges, composite et ambigu, intervient, Mélenchon se précipite pour déverser sa morgue de classe (dominante) sur « les nigauds » dont il prétend porter la voix.
Quant au NPA, bien marginalisé, il fait comme si lesdits Bonnets rouges constituaient la nouvelle figure de la lutte de classe prolétarienne, en omettant ses composantes patronales et conservatrices. Chacun se raconte le conte de Noël qui l’arrange, en éludant les ambivalences et les complications du réel.
A l’opposé des valeurs de nombre de protagonistes et sans que personne ne le contrôle, une humeur nauséabonde se met en place. Point de complot ici, il suffit que les uns et les autres continuent à s’activer à leurs petites affaires dans leur coin, la bonne conscience en bandoulière. Chacun contribue ainsi, souvent malgré lui, à tisser une toile idéologique qui tend à nous enserrer collectivement
Ne pas voir et se raconter des histoires
Notre situation ressemble à celles décrites par le roman noir de tradition américaine, de Dashiell Hammett et Raymond Chandler à James Lee Burke et Dennis Lehane. Nous avons à nous coltiner le tragique de circonstances qui nous échappent et pourraient nous écraser. La fréquentation des meilleurs polars ou des séries noires télévisées actuelles (de « The Wire » à « Top of the Lake ») peut nous y aider, en tout cas bien davantage que les paralysies et les hypocrisies politiciennes et médiatiques combinées.
Un personnage de « Rue Barbare » (« Street of the lost », 1952 ; traduction française Rivages/Noir) de David Goodis lance ainsi :
« Le couvercle saute, l’eau déborde. On ne peut pas échapper à ça. On ne peut pas échapper à la douleur. Même si on fait semblant de l’ignorer, elle est toujours présente. »
On préfère ne pas voir et se raconter des histoires.
Et ça, ça vous rappelle quelque chose ?
Plus près de nous, Dennis Lehane nous interpelle de manière plus directement politique dans « Un dernier verre avant la guerre » (« A Drink Before the War », 1994 ; trad. franç. Rivages/Noir) :
« L.A. brûle, et dans tant d’autres villes, le feu couve en attendant le jet d’essence qui arrosera les braises, et nous écoutons des politiciens qui alimentent notre haine et notre étroitesse d’esprit, qui nous disent qu’il s’agit simplement de revenir aux vraies valeurs, alors qu’eux sont assis dans leurs propriétés de bord de mer à écouter les vagues pour ne pas avoir à entendre les cris des noyés.
Ils nous disent que c’est une question de race, et nous les croyons. Ils appellent ça une “démocratie”, et nous hochons la tête, tellement contents de nous-mêmes. […] nous fermons les yeux et nous nous endormons, troquant nos corps, nos âmes, contre les vernis rassurants de la “civilisation” et de la “sécurité”, fausses idoles de notre rêve humide du XXe siècle. »
Des politiciens mettant de l’huile sur le feu pour se faire élire et réélire, les apparences raciales comme boucs émissaires de déceptions quotidiennes, des riches incitant les pauvres à se jalouser les uns les autres : ça vous rappelle quelque chose ?
La sagesse mélancolique du polar
Cependant le roman noir n’interroge pas seulement les contraintes extérieures qui pèsent sur nous, mais aussi notre propre contribution à nos malheurs. C’est ce qu’exprime le détective déglingué mais aux repères moraux C. W. Sughrue dans « Le Dernier Baiser » (« The Last Good Kiss », 1978 ; trad. franç. Gallimard/Folio-Policier) de James Crumley :
« Des fois j’arrive plus à savoir si c’est moi qui débloque ou si c’est le monde qu’est devenu une fosse sceptique.
– Le deux. Mais votre plus gros problème c’est que vous être un moraliste. »
« Le monde » comme « une fosse sceptique » et « moi qui débloque » : si l’on regarde autour de soi et dans sa glace, le polar n’est pas un miroir aussi déformant que cela de nos expériences.
Dans le climat actuel de décompositions diverses, on pourrait avoir besoin de cette sagesse mélancolique du polar. Une sagesse qui sait encaisser les coups et qui se leste alors d’un peu plus de pessimisme que les nunucheries habituelles de la gauche.
Une mélancolie qui débouche sur une éthique tragique, sous la forme d’un sens du maintien de soi, d’une capacité à préserver son intégrité personnelle au milieu des déchirures et des déjections du monde. Comme les antihéros du roman noir, détective déjanté ou flic marginal.
Comme Christiane Taubira devant l’infect, comme Edouard Martin dans le combat pour la dignité ouvrière ou, plus anonymes, comme des femmes voilées molestées, des Roms traités comme du bétail, des travailleurs licenciés pour quelques dollars de plus…
Ce serait déjà pas mal si nous nous efforcions de nous tenir malgré le climat pestilentiel, à cause du climat pestilentiel. Et peut-être aussi de nous tenir les uns les autres afin de nourrir des résistances à l’inacceptable davantage coopératives.
Philosophie du peut-être
Le polar dessine aussi parfois des lueurs d’ailleurs dans le noir. Des trouées utopiques, sous les figures de l’amour et de l’amitié, illuminent dans de courts moments les vies cabossées de ses personnages.
Nos résistances n’ont pas à abandonner ce terrain et ne doivent pas désespérer d’en faire, à partir et au-delà de nos éthiques personnelles, une politique du tout autrement par rapport aux tyrannies autonomes et conjuguées du capitalisme, du racisme, du nationalisme et de l’étatisme.
Si l’amour est peut-être possible dans le pire du noir, une autre société est peut-être possible dans le chaos de ce monde-ci.
Cette philosophie du peut-être ne doit pas noyer notre fragile lucidité dans de l’eau de rose, ni nous empêcher d’assumer nos responsabilités individuelles devant l’ignoble, mais pourrait constituer une boussole utile dans les grisailles du réel. A la manière de l’Ecossais William McIlvanney et de son flic atypique Laidlaw :
« Harkness reconnut bien là Laidlaw, dans cet équilibre prudent entre le pessimisme, les espérances échafaudées et qu’on s’attend à voir déçues et l’espoir, la découverte de possibilités inattendues. » (« Laidlaw, » 1977 ; trad. franç. Rivages/Noir).
Source : Rue 89