Alors que des armées se chargeaient violemment dans les oblasts est et sud-ukrainiens, dans la nuit de vendredi à samedi, s’est déroulé un singulier épisode de cette crise sur une autoroute de 1 000 km reliant Rostov à Moscou.
Une colonne de véhicules militaires appartenant à la milice privée Wagner filait vers la capitale russe pour, prétend son patron E. Prigogine, défendre son intégrité et sa sécurité. L’univers politique et médiatique occidental retenait son souffle. Après un silence prudent, les Occidentaux ont pris l’insurrection « wagnérienne » pour les prémices d’un coup d’Etat attendu depuis bien avant le 22 février 2022.
Samedi, à quelques centaines de kilomètre de Moscou, le convoi s’arrête et se disperse aussi vite qu’il s’était mis en route et la crise se dissipe avec une multitude d’interrogations à propos d’une équipée aussi surprenante qu’incompréhensible. Une guerre civile et un bain de sang auraient été évités. Au cours de cet événement dont on connaîtra peut-être un jour les ressorts, s’est joué plus que la stabilité du régime de V. Poutine ou le sort de son « opération spéciale » en Ukraine. En un temps très court, quelques heures, il a été possible de discerner les différentes facettes des enjeux de ce conflit, noyés dans une confusion médiatico-politique rare.
Dans le flou de l’actualité
Au chaos des événements s’ajoute le chaos des commentaires, des explications et du flux incessant des informations. Plus personne ne semble à même de les déchiffrer, de comprendre et d’interpréter les images venues du front russo-ukrainien.
Commençons par mesurer le format de notre ignorance.
– Quels buts poursuivait E. Prigogine à ordonner à ses « 25 000 hommes » de marcher sur Moscou ? Ses projets ne sont toujours pas clairs mais lundi 26 juin il dément formellement toute tentative de coup d’Etat et annonce la disparition de Wagner le 1er juillet prochain.
– Visait-il le poste de ministre de la défense ? Est-il possible qu’il visait encore plus haut ?…
– Pourquoi a-t-il interrompu son action ? A-t-il obtenu des compensations ? Si oui lesquelles ? Chacun y va de son expertise.
Le ministère allemand des affaires étrangères et de la défense explique que Prigogine a arrêté sa marche vers Moscou parce qu’il n’avait pas reçu le soutien qu’il escomptait « de la part des forces d’Etat russes » (Spiegel, L. 26 juin 2023)
– Est-il concevable qu’une colonne de blindés parcoure 780 km vers Moscou sans provoquer la moindre réaction apparente de la part des forces russes ? Une complicité intérieure aurait-elle joué en sa faveur ? Cela augure-t-il des purges à venir ?
– V. Poutine et son gouvernement ont-ils été surpris ? Auraient-ils sous-estimé les initiatives du patron de Wagner ?
– Le président et celui-ci étaient-ils de mèche dans un jeu de rôles destinés à brouiller les cartes ? Les mots de Poutine samedi matin étaient pourtant très sévères : « trahison », « coup de poignard dans le dos »… Avec des échanges de coups de feu et de noms d’oiseaux, des hélicoptères et des avions abattus, parler de complicité ne semble pas convenir à la situation…
– On a rapporté des échanges récents du côté de Bakhmout entre E. Prigogine et les « services » ukrainiens. Cela suffisait-il pour l’improviser agent manipulé par les Etats-Unis ? « Nous n’étions pas impliqués. Nous n’avons rien à voir avec ces événements », s’en défend Joe Biden (Le Monde, L. 26 juin 2023), même si le ministre russe des affaires étrangères Sergueï Lavrov laisse entendre que les services russes étudient la question.
Délires d’interprétation
Sans boussoles, ni faits avérés et confirmés, une armée d’experts en Occident s’est jetée sur les événements. En l’absence de tout fait crédible et confirmé, les experts s’agitent dans les rédactions et construisent des mondes à partir de tout petits riens…
L’ignorance est la compagne favorite de la rumeur et de la spéculation. C’est aussi une merveilleuse machine à tourner dans le vide et à scotcher sur les écrans de TV et sur internet des millions de téléspectateurs et d’internautes commentant les commentaires, qui ne savent plus à quels saints se vouer.
Prédictions, souhaits, analyses, commentaires, information (de énième main)… s’entremêlent dans une farandole impossible à ordonner. Rareté de l’information d’un côté, hypertrophie des opinions de l’autre.
Les plus grands critiques du complotisme en sont les plus fervents et les plus fidèles promoteurs.(1)
Comment ces événements sont-ils commentés sur l’autre versant du Donbass, là où le scénario de la chute de Poutine est souhaité et attendu depuis très longtemps ?
L’opposition au président russe se déchaîne sans retenue. Après un silence de cathédrale, la cacophonie envahit l’espace médiatique. Après le vide, le trop-plein. Ci-après un échantillon non exhaustif.
– Les factions russes rivales ont commencé à « se dévorer entre elles pour le pouvoir et l’argent… Prigojine menace de «partir en marche»vers Moscou. Choïgou, selon lui, a fui Rostov pour ne pas devenir une victime du massacre », se réjouit trop vite le chef du renseignement militaire ukrainien, Kyrylo Boudanov selon qui « La fragile dictature de Poutine est tombée… » (Le Monde, S. 24 juin 2023)
– La guerre en Ukraine est en train de « faire craquer la puissance russe » et « affecte son système politique » analyse J. Borell le très sagace chef de la diplomatie de l’UE.
« Nous surveillons la situation en Russie. Les événements du week-end sont une affaire interne russe, et encore une autre démonstration de la grosse erreur stratégique que le président Poutine a commise de par son annexion illégale de la Crimée et la guerre contre l’Ukraine », a dit Jens Stoltenberg aux journalistes à Vilnius.
– Le président français, Emmanuel Macron, a déclaré, dans un entretien à La Provence, que la rébellion du chef du groupe paramilitaire « montre les divisions qui existent au sein du camp russe, la fragilité à la fois de ses armées et de ses forces auxiliaires ». Le coup de force avorté du chef du Groupe Wagner révèle des « fissures réelles » atteignant le président Vladimir Poutine, a jugé le chef de la diplomatie américaine, Antony Blinken.
– L’opposant russe et homme d’affaires en exil Mikhaïl Khodorkovski, l’ancien oligarque qui avait voulu brader les richesses russes, condamné en 2003, a appelé samedi à aider le chef du groupe Wagner, Evgueni Prigojine, en rébellion contre l’armée russe, pour combattre le régime de Vladimir Poutine.
« Oui, même le diable il faudrait l’aider s’il décidait d’aller contre ce régime ! (…) Si ce bandit [M. Prigojine] veut déranger l’autre [M. Poutine], c’est pas le moment de faire la grimace, là, maintenant, il faut aider », a-t-il écrit sur Telegram. (Le Monde, S. 24 juin 2023)
– Volodymyr Zelensky n’a pas raté l’occasion de se féliciter de leur impact. « Le monde a vu que les dirigeants russes n’ont aucun contrôle sur quoi que ce soit. Rien du tout. C’est un chaos total », a déclaré (Le Monde, mardi 27 juin 2023).
On peut comprendre que le président ukrainien dont les armées piétinent sur le front, lui qui ne quitte pas la scène médiatique, ait profité de l’occasion.
Les faits.
1.- Le discours de V. Poutine samedi matin semble avoir mis un terme à la crise.
2.- Aucun affrontement militaire sanglant n’a eu lieu en Russie. Aucun front intérieur n’a été ouvert.
3.- Les Moscovites (même à Rostov sur le Don) n’avaient pas été perturbés et vaquaient paisiblement à leurs occupations habituelles.
4.- Très vite, le « régime antiterroriste » a été levé et Prigogine annoncé en exil en Biélorussie
5.- En moins de 24h les principales chaînes de TV occidentales ont perdu une part importante de leur audience, malgré les spéculations alambiquées, complotistes sur l’«affaiblissement supposé d’un V. Poutine humilié ». L’inflation démesurée des commentaires experts, comble l’abyssale rareté de l’information exacte et vérifiable.
6.- Contrairement à ce à quoi on se serait attendu d’un régime en perdition, la bourse de Moscou a ouvert normalement lundi matin. Prenant ses désirs pour des réalités, l’AFP titre : « Après la mutinerie en Russie, le rouble dévisse ». C’est la crédibilité de l’agence qui dévisse.
Le rouble n’a pas perdu les 20 ou 30% que les Cassandre prophétisaient, mais seulement 0.22% alors que le yen, lui, perdait 0.33%. Les marchés des écornifleurs sont de meilleurs baromètres que les experts en chambre inconsistants qui débordent des plateaux TV. Le régime de Poutine tient encore sur les marchés de change.
7.- Sur le front militaire, de cet étrange épisode, les armées ukrainiennes n’ont tiré aucun avantage et continuent à compter les hameaux stratégiques et les mètres carrés conquis de haute lutte.
8.- La Chine, la Turquie, l’Iran, le Kazakhstan… ont confirmé et renouvelé immédiatement leur soutien au gouvernement russe.
Viktor Orban, dans une interview accordée aux quotidiens allemands Bild et Die Welt, résume la situation en peu de mots : « Si [la rébellion] a pu se produire, c’est un signe évident de faiblesse, mais si c’est réglé en vingt-quatre heures, c’est un signe de force ». « Vous savez que Poutine est le président de la Russie. Donc, si quelqu’un spécule sur le fait qu’il pourrait échouer ou être remplacé, il ne comprend pas le peuple russe et les structures du pouvoir russe ». A la question « M. Poutine sera-t-il encore aux manettes de la Russie en 2024 ? », Viktor Orban répond : « Bien sûr, c’est la réalité. » Le président hongrois a un parti pris public en faveur de la Russie. Ici, il s’en tient aux faits.
Vladimir Poutine a prononcé un discours devant les forces de sécurité au Kremlin. « Les personnes qui ont été entraînées dans la rébellion ont vu que l’armée et le peuple n’étaient pas de leur côté », a-t-il déclaré, assurant que le travail des forces de l’ordre samedi « a permis d’empêcher l’évolution extrêmement dangereuse de la situation ».
Le front ukrainien n’a pas été dégarni : aucun soldat russe engagé en Ukraine n’a été redéployé en Russie pour stopper la rébellion armée de Wagner, a assuré le président russe : « Nous n’avons pas eu à retirer les unités de combat de la zone de l’»opération militaire spéciale» ».
On imagine le désappointement d’un système politico-médiatique résolu à la chute de la Russie et qui déjà savourait le début de son écroulement. Il est possible que le régime russe s’affaisse brutalement après cet épisode. La prédiction de l’effondrement de l’économie russe présageant celui de son régime est en cours depuis des années, avant même le 24 février 2022.
Confusément, de Washington à Paris, tout en espérant la fin du régime de Poutine on souhaitait l’élimination de Prigogine et de Wagner pour compromettre la présence russe en Afrique.
Mais très vite les Occidentaux devaient déchanter.
Les membres de Wagner travaillent au Mali et en République centrafricaine « comme instructeurs ; ce travail va bien sûr continuer », déclarait lundi 26 juin M. Lavrov dans un entretien à la chaîne RT (repris par Le Monde du jour). Le ministre russe a estimé que l’Europe et la France « ayant abandonné la RCA et le Mali », ces pays se sont tournés vers la Russie et Wagner pour avoir des instructeurs militaires et « assurer la sécurité de leurs dirigeants ».
« Avec les partenaires et les amis, non [ça ne change rien]. Quant aux autres [pays], franchement, je m’en fiche. Les relations avec l’Occident collectif sont détruites, alors un épisode de plus ou de moins… »
Croire que le rejet des anciens empires coloniaux n’est qu’une question militaire, c’est expliquer pourquoi la présence française, militaires ou non, n’est plus la bienvenue en Afrique. Est-ce pourquoi les Etats-Unis préparent de nouvelles mesures contre Wagner en Afrique ? « Nous pensons que là où va Wagner, il sème la mort et la destruction dans son sillage », a déclaré le porte-parole du département d’Etat, Matthew Miller, en « enjoignant les gouvernements en Afrique ou ailleurs à cesser toute coopération avec Wagner ». (Le Monde, mardi 27 juin 2023)
Un peu de mémoire et d’honnêteté intellectuelle.
Les généraux et les experts vivent un éternel présent. L’histoire est culturellement réduite à un bréviaire protocolaire statique où ils puisent les arguments nécessaires à leurs démonstrations. Tout leur discours, après Sun Tzu, Machiavel, V. Clausewitz… est construit sur le mode : « …je vous l’avait bien dit ». Aucune surprise ne trouble leurs certitudes. De la guerre gagnée, avant même d’avoir été engagée, au « brouillard » clausewitzien dans lequel se perdent les stratèges ukrainiens et leurs supporters, aucun fait ne les trouble : leurs conclusions sont récursivement comprises dans leurs prémices.
A les entendre, tout le monde sait depuis le 22 février 2022 que V. Poutine a perdu sa guerre. E. Macron ajoute même qu’il ne peut la gagner.
Vladimir Poutine a salué lundi lors d’une allocution télévisée, le « patriotisme » des combattants du Groupe Wagner « restés fidèles et loyaux ». Le président russe s’explique : « Dès le début des événements, des mesures ont été prises sur mes instructions directes afin d’éviter une grande effusion de sang ». L’Occident et l’Ukraine qui voulaient « une issue fratricide » en ont été pour leurs frais.
C’est cette déclaration et l’abandon des poursuites contre Wagner et son chef (confirmé par le FSB le mardi 27 juin) qui autorisent les commentateurs occidentaux à déclarer l’affaiblissement du Kremlin et l’annonce sa prochaine chute, toujours à venir. Rien ne permet de l’infirmer. Mais, à moins de considérer que les experts militaires ne sont rien d’autre que des amplificateurs de propagandes, des instruments à intoxiquer leurs concitoyens, et à n’entendre qu’un seul son de cloche depuis plus d’un an l’on serait tenter de le penser, rien ne permet de l’exclure.
Quelques retours sur des faits connus de tous que l’on ne prend pas la peine de rappeler :
– Avril 1961. Le Putsch du « quarteron des généraux à la retraite »
Le général de gaulle a cessé d’être un militaire le 18 juin 1940. Certains militaires étoilés ne s’en sont pas aperçus. « Un quarteron de généraux en retraite, un groupe d’officiers, partisans, ambitieux et fanatiques (…) doté d’« un savoir-faire expéditif et limité » ont mis en péril leur pays et ses institutions républicaines.
« Voici l’État bafoué, la Nation défiée, notre puissance ébranlée, notre prestige international abaissé, notre place et notre rôle en Afrique compromis. Et par qui ? Hélas ! Hélas ! par des hommes dont c’était le devoir, l’honneur, la raison d’être, de servir et d’obéir. »
« Françaises, Français ! Aidez-moi ! »
Pourquoi accorder au Général hier (même si ceux qui, nombreux aujourd’hui aux fonctions les plus élevées, auraient choisi de soutenir les généraux séditieux, les Prigogine d’Alger) le crédit que les commentateurs retirent à V. Poutine ?
– Bob Denard et les « affreux »
Vilipendé parce qu’il mène une politique contraire aux intérêts français, qu’est-ce qui distingue Prigogine de ses ancêtres occidentaux qui guerroyaient en Afrique au service des métropoles et des transnationales coloniales ?
Qui s’aviserait de rappeler les « palmarès », de ces « affreux » qui ont commis tant de crimes, fait et défait des gouvernements et qui, pour une large part, expliquerait le rejet en Afrique de tout ce qui vient d’Europe ?
Saisis au vol ce dimanche sur France culture, des échanges que nous nous abstiendrons de commenter :2
Thomas Gomart (directeur de l’Institut français des relations internationales, IFRI) : « S’il y a bien un pays du G7 qui fait le plus d’effort pour parler au sud-global aujourd’hui, c’est bien la France. » « Avec un effort pour l’aide au développement qui n’a jamais été aussi important et surtout une prise en compte du sud-global qui n’a pas d’équivalent parmi les autres pays du G7. »
B. Badie (Sc. Po. Paris) : « Avec 55 interventions militaires en Afrique depuis 1960. »…
– Le « complexe militaro-industriel » et la privatisation de la guerre.
La privatisation des armées et de la guerre est encours depuis longtemps dans les pays occidentaux qui ont oublié l’avertissement du Général-président D. Eisenhower (en janvier 1962).
La galaxie Starlink et ses 2 000 satellites en orbite basse que E. Musk a mis à la disposition de l’armée ukrainienne, assure la communication des troupes dès février 2022. Cela a permis de contourner les attaques informatiques russes contre l’Ukraine, et éviter la paralysie des sites officiels du gouvernement.
La société « Capella Space travaille directement avec les gouvernements américain et ukrainien (…) pour fournir des données actualisées et de l’aide dans le conflit en cours », a déclaré le patron de cette entreprise, Payam Banazadeh dont la start-up est basée à San Francisco (AFP, V. 04 mars 2022)3
D’autres entreprises apportent aussi leurs concours et se sont très tôt placées au chevet du gouvernement et de l’armée ukrainienne. C’est le cas de BlackSky, de Planet ou de Maxar dont l’un des principaux clients est le gouvernement américain. L’aide n’est pas seulement informatique ou matérielle.
L’exemple de la société Blackwater dont le siège se trouve à Moyock (Caroline du Nord), est édifiant. Des centaines de ses soldats étaient en Ukraine au moins dès mars 2014 pour y mener des opérations punitives contre les séparatistes dans l’Est du pays.
L’entreprise a changé 4 fois de nom depuis 2009 pour brouiller les cartes et tenter de se refaire une nouvelle identité. Academi est le nouveau nom de la société militaire qui regroupe les troupes de Blackwater.44 Ne serait-ce que pour tenter d’effacer le souvenir de ses activités pour le moins sulfureuses, notamment en Irak où une enquête est toujours menée par le FBI sur une fusillade datant de 2007 et qui avait fait 17 morts à Bagdad, dont des femmes et des enfants.
Le gros problème de cette privatisation des conflits n’est pas (seulement) que des firmes privées fabriquent des armes qu’elles mettent à la disposition de gouvernements étrangers financées par le contribuable.
Renouant avec des traditions anciennes, le problème est que ces industries ne se contentent pas d’influencer les décisions des gouvernements, mais deviennent des centres de décisions autonomes et les Etats des théâtres d’ombre pour lesquels les citoyens n’ont jamais voté.
La privatisation gagne de proche en proche aux Etats-Unis, mais aussi dans de nombreux pays dans le monde des secteurs jusque-là exclusivement du domaine public, y compris, plus grave, leurs fondements institutionnels que la légalisation du lobbying a médiatiquement banalisés.
Le cas de la NASA qui a beaucoup perdu de son aura des années 1960-70 est exemplaire.
Elle a cessé d’être un maître d’oeuvre, un acteur public majeur qui fixe des objectifs stratégiques, un donneur d’ordres qui distribue des marchés aux entreprises privées sous-traitantes, pour devenir un simple prestataire de services, un pourvoyeur de crédits publics à des mastodontes qui pèsent des centaines de milliards de dollars.
E. Musk (Space X) ou J. Bezos (Amazon) disposent à deux d’une fortune personnelle (386 Mds$) égale au PIB des 100 millions d’Egyptiens.
La NASA, à l’évidence, ne fait plus le poids.
« Les lieux démocratiques n’ont plus de pouvoir et les lieux de pouvoir ne sont pas démocratiques », disait en substance R. Debray. Les Etats, privés de moyens et de volonté de s’en pourvoir, sont de plus en plus décoratifs. Il ne leur reste plus qu’une prérogative : la communication. Certains y excellent plus que d’autres.
– Coup d’Etat de D. Trump, le Prigogine américain
06 janvier 2021, à Washington le Capitole des États-Unis est pris d’assaut par des milliers de manifestants radicaux incités par le président sortant Donald Trump qui conteste les résultats de l’élection présidentielle américaine de 2020. Les émeutiers tentent de bloquer la certification des résultats du vote alors que le 117e congrès des États-Unis est réuni au Capitole en une étape finale du processus électoral. L’appel à la sédition est lancé par D. Trump invitant à marcher sur le Capitole et « se battre de toutes leurs forces ». « Vous ne reprendrez jamais notre pays avec faiblesse. Vous devez montrer de la force et vous devez être forts » appelait-il en des termes que n’aurait pas reniés E. Prigogine.
Alléguer que « l’élection lui a été volée » dans « la plus grande démocratie du monde libre », est plus qu’un sacrilège pour tous les atlantistes aujourd’hui alignés derrière Washington dans la campagne militaire pour « sauver la souveraineté de l’Ukraine et le droit ».
Du 03 novembre 2020 au 06 janvier 2021, l’Amérique a retenu son souffle. Un vent de panique a fait trembler les institutions américaines et tout le monde libre qui regardait, interdit, ce qu’il allait advenir de leur univers. Le Nouveau Monde guidant le « vieux continent » et ses poussières d’empires inquiets pour la solidité de leurs repères. E. Delacroix n’est plus là pour l’immortaliser.
Février 1998, Madeleine Albright, ancienne secrétaire d’Etat sous B. Clinton, déclarait solennellement : « Si nous devons recourir à la force, c’est parce que nous sommes l’Amérique ; nous sommes la nation indispensable. Nous nous tenons debout et nous voyons plus loin que d’autres pays dans l’avenir, et nous voyons le danger ici pour nous tous. »
Mai 2014, le président américain Barack Obama lors de son discours d’ouverture aux cadets de West Point : « Quand un typhon frappe les Philippines ou que des écolières sont kidnappées au Nigeria ou que des hommes masqués occupent un bâtiment en Ukraine, c’est l’Amérique vers qui le monde se tourne pour obtenir de l’aide. Ainsi, les États-Unis sont et restent la seule nation indispensable. Cela a été vrai pour le siècle passé et ce sera vrai pour le siècle à venir. »
04 juillet 2021, J. Biden confirme : « Nous menons en montrant l’exemple, pas en montrant notre force. Nous faisons partie de quelque chose qui nous dépasse. Nous sommes une boussole pour le monde ».
Au-delà de la Maison Blanche, cette conviction a été exprimée par Joe Biden, Hillary Clinton, Chris Christie, Jeb Bush, Bobby Jindal, John Kerry, Marco Rubio, Michelle Bachman… Ces politiques, appartenant à des partis opposés, n’ont peut-être pas été d’accord sur grand-chose, mais ils se croient tous fièrement « indispensables ».
Déclaré en « mort cérébrale » l’atlantisme est célébré, après le 22 février 2022, comme une « renaissance » qui a réunifié l’Europe et son allié qui l’avait déjà libéré du nazisme.
Demain, les sondages le confirment tous les jours, D. Trump réoccupera à nouveau le Bureau Ovale guidant la « nation indispensable » vers son destin exceptionnel avec, derrière elle, une multitude de vassaux qui ne demandent qu’à être rassurés et ne peuvent concevoir leur souveraineté hors de l’OTAN.
Pendant que toutes les caméras sont braquées sur Prigogine…
…Les politiques occidentaux en profitent pour détourner l’attention des citoyens de l’essentiel :
– l’inflation, directement liée aux sanctions occidentales antirusses, érode les pouvoirs d’achat des détenteurs de revenus fixes.
– l’endettement public et privé atteint des sommets, aggravé par une hausse des taux d’intérêt en Europe liée à une inflation importée et non à une spirale inflationniste similaire à celle des années 1970. Cette hausse va plomber une croissance déjà atone.
– Les déficits publics sont creusés à la fois par les exigences de stabilité sociale et politique et par l’économie de guerre qui relance la course aux armements.
– Les déficits extérieurs battent records sur records.
– La lutte contre le réchauffement climatique est un prétexte parmi d’autres, telle l’IRA, pour subventionner publiquement des économies privées en difficulté ou pour accroître leur compétitivité.
Pénurie de gaz russe oblige, en 2022, le monde n’a jamais autant consommé de charbon, énergie très polluante, elle a augmenté de 1,2% par rapport à 2021. Les Européens, pris dans une guerre qui les dépasse, ont abandonné une source fiable, bon marché, par contrat à long terme contre du charbon et un GNL très coûteux pour leur environnement et dont le prix fluctue de manière erratique sur les marchés.
La réindustrialisation et les relocalisations, elles, relèvent du mythe servi dans un brouhaha statistique et communicationnel invérifiable.
En France, la nouvelle loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030, prévoit une enveloppe de 413 Mds sur sept ans (+40%). Le budget de la défense va devenir la première dépense de l’Etat. C’est évidemment le complexe militaro-industriel qui en profitera, au détriment de l’éducation, de la santé, du logement… variables d’ajustement déjà sinistrées.
La négociation avec Bruxelles se fera dans un espace contraignant triangulaire : un déficit budgétaire limité par les partenaires « frugaux », des prélèvements obligatoires que les fortunes françaises tiennent pour inextensibles et une stabilité sociale à gérer au coup par coup sur plusieurs claviers.
Depuis les années 1980, les Français (et plus généralement les Européens) ont fait la démonstration d’une capacité illimitée à consentir à l’érosion de leurs droits.
Pour la décrire, les lexicologues ont eu recours à un anglicisme que les spin doctors ont immédiatement adopté et popularisé : « résilience ».
Prigogine et les conjectures du général Michel Yakovleff
Pour défendre son hégémonie mondiale, l’objectif de Washington est de rompre les liens de mutuelle dépendance entre l’Allemagne et la Russie. Cette première étape est accomplie. Son coût est considérable pour l’économie allemande, mais c’est fait. L’Europe a coupé tous ses ponts avec Moscou. Les échanges économiques et diplomatiques sont réduits au très strict essentiel en attendant une coupure totale.
La déconstruction économique, commerciale, financière et même institutionnelle (tout ce qui été laborieusement échafaudé depuis 1945, aussi perfectible soit-il, est en voie de démembrement) qu’entraîne une telle politique, ouvre une porte béante sur un inconnu redoutable.
La cassure de l’axe Berlin-Pékin est en cours.
Reste le lien Moscou-Pékin et l’expansion mondiale chinoise qui seront « traités » après que Moscou chutera. « Le piège de Thucydide », la tératologie arrachée à la guerre du Péloponnèse par Graham Allison (2017) en décrit les principaux traits et les principaux périls.
Il tombe sous le sens qu’ainsi présentée, la stratégie américaine ne fera que conforter le soutien chinois à la Russie.
Dans ce cadre, la crise ukrainienne a pour principale mission, publiquement exposée, d’épuiser la force militaire russe qui doit subir une défaite irréversible. Ce scénario correspond à la solution la plus favorable imaginée par les Occidentaux. En fait, la seule acceptable.
En effet, il est impossible pour Washington d’envisager une victoire de V. Poutine, ni même que le conflit stagne en l’état pour une durée indéterminée. Il n’est même pas acceptable que l’équipe aux affaires au Kremlin demeure en l’état. Ce serait une défaite occidentale de facto. D’autant que la chute de la Russie n’est, comme expliqué plus haut, qu’une étape d’un vaste plan qui dépasse ce pays et ses dirigeants.
C’est nécessaire pour que le conflit ne risque pas de générer en une guerre atomique mondiale, il n’y a qu’une solution, la seule solution : la chute du régime Poutine.
C’est le seul dénouement que voulait obtenir la « coalition » occidentale dirigée par les Etats-Unis. La déroute militaire russe en Ukraine précipite le collapsus politique attendu. L’armée d’abord, le Kremlin ensuite. La révolution de palais conséquence de la défaite militaire.
Un slogan partout diffusé le proclamait par avance : « La Russie a perdu militairement, il est donc logique qu’elle soit ébranlée politiquement. »
Pariant sur le succès de l’épopée de Prigogine une blague a fait prématurément fortune à Kiev :
« On pensait que l’armée russe était la deuxième au monde, on découvre qu’elle est la deuxième en Ukraine et même la deuxième en Russie. »
Or, c’est l’inverse qui s’est produit. Sur le front militaire, l’armée russe a réussi à contenir les offensives ukrainiennes qui piétinent et subissent des pertes humaines et matérielles qu’aucun ministre de la communication ne saurait rendre publiques.
Précédés à grand fracas d’une communication tapageuse, les nouvelles armes occidentales sophistiquées (et très coûteuses) devaient mettre un terme rapidement au conflit.
La contre-offensive ukrainienne sortie du brouillard devait effacer rapidement une armée russe dépenaillée, mal organisée, mal dirigée, technologiquement obsolète, démotivée… rien de ce qui a été annoncé ne s’est réalisé.
Oubliés les Himars chirurgicaux, les Leopard 2, les Scalp (plus connus sous son acronyme britannique plus séant, Storm Shadow)… disparus du front et du paysage audiovisuel.
La révolte de Prigogine a eu une audience considérable précisément parce qu’il rompt avec le synopsis prévu.
Dès le début de cette rocambolesque, le général M. Yakovleff a émis une hypothèse intéressante qui jure avec scénario échafaudé par Washington dès le début de l’opération en février 2014.
« Le poisson pourrit par la tête’ comme disent les Chinois. Le régime tombera avant son armée. » « La Crimée ne sera pas reconquise par la conquête militaire mais dans une conférence, par la négociation qui suivra l’effondrement du régime » (LCI. V. 23 juin 2023)5
Selon cette conjecture, ce serait donc la chute du régime qui rendra possible la défaite militaire. Et non l’inverse.
Il est possible que la crise prenne fin de cette façon. Il y a tant de variables dans un système d’équations où la rareté des constantes invite à la plus grande modestie.
En attendant, les spéculations autour de cet épisode de la crise ukrainienne offriraient une matière première infinie aux producteurs de séries télévisées en mal de scénarios.
Les Occidentaux devraient néanmoins rester attentifs à ce que demain ils ne deviennent pas les principaux acteurs et victimes de leur téléréalité.
Notes
1 Lire A. Benelhadj : « La guerre de l’information » (Le Quotidien d’Oran, 26 janvier 2023)
2 L’esprit public, France culture, Dimanche 25 juin 2023, 11h-12h.
3 L’imagerie satellite assurée par cette entreprise fonctionne par tout temps, grâce à une technologie nommée RSO (radar à synthèse d’ouverture)
4 Ne serait-ce que pour tenter d’effacer le souvenir de ses activités pour le moins sulfureuses, notamment en Irak où une enquête est toujours menée par le FBI sur une fusillade datant de 2007 et qui avait fait 17 morts à Bagdad, dont des femmes et des enfants.
Auteur en 2008 de Blackwater, l’ascension de l’armée privée la plus puissante du monde le journaliste Jeremy Scahill racontait ainsi à l’époque l’essor de Blackwater sous George W. Bush, parlant d’une « privatisation des activités militaires américaines ».
5 Ancien vice-chef d’état-major du Shape2. Grand Quartier général des puissances alliées en Europe (en anglais : Supreme Headquarters Allied Powers Europe, soit le sigle SHAPE, le mot anglais « shape » signifiant « forme » ou « modeler »), est le quartier général du Commandement allié Opérations (ACO) de l’OTAN. Il se situe à Maisières (Mons) en Belgique. Etabli à Paris en 1950, il est déménagé en Belgique en 1967 après le retrait de la France du commandement militaire de l’OTAN.