L’Agence Anadolu a interviewé, mercredi, le Premier ministre malien de Transition, Choguel Kokalla Maïga qui a évoqué les facteurs ayant mené à l’insurrection populaire et au coup d’État au Mali
Interviewé mercredi par l’Agence Anadolu (AA), le Premier ministre malien de Transition, Choguel Kokalla Maïga, a évoqué les relations entretenues par son pays avec les acteurs internationaux, notamment la France, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) ainsi que la Russie et la Turquie.
Dans ce troisième volet de l’entretien, Choguel Kokalla Maïga revient sur les facteurs ayant mené à l’insurrection populaire et au coup d’État du 18 août 2020 au Mali.
AA : Comment va le Mali, un an et demi après la prise du pouvoir par les militaires ayant mis fin au mandat du défunt président Ibrahim Boubacar Keita et quelques semaines après les sanctions décidées par la Cédéao ?
Choguel Kokalla Maïga : « Je pense qu’il vaut mieux parler de changement de régime. Vous savez ce qui est arrivé au Mali ? Il faut nuancer les choses, ce n’est pas une prise de pouvoir classique par les militaires. Dans beaucoup de pays, les militaires sont sortis des casernes. Ils ont pris le pouvoir, ils ont dissout la Constitution, dissout les institutions. Et ils ont concentré dans leurs mains la totalité du pouvoir d’Etat. Dans le cas du Mali, les choses se sont passées autrement. C’est à la suite d’une insurrection populaire qui a duré des mois. Plusieurs morts et des blessés, y compris, des scènes de violence dans des mosquées, dans un pays musulman. Lorsque le pouvoir politique envoie les forces de l’ordre tirer sur les fidèles dans les mosquées, c’est quand même au-delà de tout ce qu’on peut imaginer pour un régime qui se dit démocratique.
Donc, à un moment donné, le pays était au bord du chaos. Pratiquement de la guerre civile. C’est à ce moment précis qu’un certain nombre de jeunes officiers, qui n’étaient pas dans la hiérarchie de l’armée, mais qui viennent du terrain. Des officiers qui ont fait pratiquement entre 16 et 18 ans sur le théâtre des opérations militaires, qui étaient gênés de voir comment on utilise l’armée contre la population, et pour éviter le chaos ont décidé de procéder à l’arrestation de l’ancien président. Après quelques heures de négociations, le président a démissionné. Avant de démissionner, il a dissout l’Assemblée et le gouvernement, Ce sont des prérogatives constitutionnelles. Et donc à partir de ce moment, les officiers ont décidé de faire appel à la population malienne pour définir les conditions de l’exercice du pouvoir d’Etat. À la suite de cette discussion, il a été décidé de maintenir la Constitution, mais aussi de la compléter au regard de la nouvelle situation, par une charte appelée la Charte de la Transition. C’est donc la Constitution et la Charte de la Transition qui organisent le pouvoir d’État.
Donc, comme vous le voyez, c’est un peu différent des coups d’Etat classiques où les institutions sont dissoutes, l’Assemblée dissoute, le gouvernement est dissout et la Constitution suspendue. Ce n’est pas le cas au Mali. Lorsque ces officiers arrivés à la tête de l’État avec la branche civile qui a conduit le mouvement insurrectionnel, il y a une première phase de la transition qui n’a pas été heureuse. Pour la simple raison, que les revendications populaires pour lesquelles la population s’est mobilisée, et qui étaient portées par un mouvement populaire qu’on appelle le mouvement du 5 juillet, rassemblement des forces patriotiques, ont été pratiquement mises à côté.
Et donc au bout de neuf mois, le constat a été fait que la transition était dans l’impasse. Quelles sont ces revendications? Le peuple s’est soulevé à l’issue des élections. L’étincelle qui a mis le feu aux poudres, c’est le résultat des élections contestées. Parce qu’une frange importante de la population a estimé que la Cour constitutionnelle a manipulé les résultats des élections. Et donc, les Maliens dans leurs mouvements de contestation, exigeaient qu’il n’y ait plus d’élections non transparentes. Ils ont donc exigé qu’à partir du changement de régime qui était souhaité, il faut qu’il y ait un organe indépendant pour organiser les élections, pour avoir des élections crédibles. Première exigence.
La deuxième exigence est que le soulèvement est intervenu à la suite des élections qui étaient la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Mais le vase était déjà plein de beaucoup de choses inacceptables. D’abord, l’ancien président arrivé au pouvoir en 2013, avait promis aux Maliens de ramener la sécurité et d’unifier le pays. C’était son mot d’ordre, Donc c’est sur l’espoir de l’unification du pays, de lutte contre le séparatisme et le terrorisme qu’il a été élu, il a été pratiquement plébiscité avec plus de 70 % des suffrages. Au bout de sept ans, le constat a été fait que d’une insécurité résiduelle au nord du pays, l’insécurité et les mouvements terroristes ont envahi 80 % du territoire. Donc, il n’y avait plus d’espoir pour la population que le président puisse redresser la situation.
Donc la deuxième revendication était de rétablir l’ordre et la sécurité sur l’ensemble du territoire et assurer la sécurité des personnes et des biens.
La troisième revendication, c’est que pour les citoyens, l’échec du processus démocratique qui a conduit à plusieurs coups d’Etat en moins d’une décennie, est due à un certain nombre de facteurs. Le premier. C’est la mal gouvernance, qui s’est matérialisée par une généralisation de la corruption et de l’impunité. Vous êtes journaliste, ici, il y a eu des disparitions forcées de journalistes, qui n’ont jamais fait l’objet d’enquêtes approfondies et donc les citoyens me disent qu’une fois que les régimes changent, il faut une lutte implacable contre l’impunité et la corruption.
La corruption qui a désorganisé l’appareil d’État, qui a déstructuré la société au point que 20 % à 30 % des ressources destinées à l’armée était dissipée à travers les différents réseaux de corruption. Cela faisait que l’armée n’arrivait plus à avoir les moyens de défendre l’intégrité du territoire et à assurer la sécurité des personnes et des biens, alors même que le budget demandé par les militaires a été entièrement mis à leur disposition.
Les militaires tombés sur le terrain ont été enterrés dans des fosses communes. On ne peut même pas transporter les corps. Certains avaient soif, ils n’ont pas à manger. Souvent, ils n’avaient pas d’armes. Ceux qui ont des armes n’ont pas de munitions. Bref, la situation générale au niveau des forces de sécurité est telle que l’essentiel des ressources destinées à l’armée ont été détournées. Donc, lutte implacable contre la corruption et l’impunité.
Dans la vie civile, la même chose : sur les grands projets routiers, les grands projets d’infrastructures, l’essentiel était détourné. Donc troisième exigence du peuple : la lutte implacable contre l’impunité et la corruption.
La quatrième exigence, c’est le besoin de réformes politiques et institutionnelles. Deux coups d’État en moins d’une décennie, sans compter les tentatives de coup d’État. Sinon, trois coups d’État et plusieurs tentatives en moins de 30 ans. Donc pour les citoyens, il faut faire des réformes politiques et institutionnelles pour que la gestion de l’État corresponde à la nouvelle situation politique et aux aspirations des Maliens.
En 2018, à l’issue de l’élection présidentielle, pendant des mois, d’importantes contestations ont eu lieu dans l’ensemble des villes du pays et même à l’étranger. A l’issue de ces contestations, l’organisation sous régionale qu’on appelle la Cédéao a envoyé une mission de haut niveau conduite par le ministre des Affaires étrangères du Nigeria, qui a conclu qu’au Mali, on ne doit plus organiser des élections sans faire de réformes politiques et institutionnelles indispensables. La refondation du pays.
Voilà donc les grandes exigences autour desquelles le peuple s’est mobilisé. Élections transparentes, sécurité sur l’ensemble du territoire national, améliorer la sécurité des personnes et des biens, lutte implacable contre la corruption et l’impunité, exigences de réformes politiques et institutionnelles Ces revendications n’ont pas été prises en compte par les autorités de la transition pendant les 9 premiers mois. Le résultat, c’est que le mécontentement grandissait au sein de la population et on est arrivé à ce qu’on appelait la rectification de la trajectoire de la transition intervenue le 24 mai 2021.
C’est à partir de cette date, en réalité à partir du 7 juin, lorsque le Président de la Transition a été investi par la Cour suprême, que nous avons commencé réellement à faire les transformations nécessaires exigées par le peuple, et on peut dire aujourd’hui : nous avons installé un organe, on a fait voter la loi pour l’installation de l’organe indépendant chargé des élections.
Les crimes de sang, les citoyens qui ont été tués dans les manifestations populaires, y compris devant les mosquées, toute la hiérarchie sécuritaire est impliquée dans cette question et où ils ont été inculpés. N’est-ce pas ? L’ensemble de ceux qui sont dans la hiérarchie et l’unité spéciale qui a été utilisée pour cette sale besogne est dissoute au niveau de l’armée aujourd’hui.
Du point de vue des réformes politiques et institutionnelles, nous venons de finir ce qu’on appelle les Assises nationales de la refondation qui ont repensé l’ensemble de l’architecture institutionnelle et organisationnelle de l’Etat sur plusieurs décennies.
Il reste maintenant à prendre les projets de texte. Il est prévu la révision de la Constitution et l’ensemble des textes organiques qui gèrent l’État malien.
AA : Comment les autorités maliennes envisagent de créer un climat sécuritaire suffisamment apaisé pour satisfaire les Maliens ? Avez-vous les moyens nécessaires ?
Choguel Kokalla Maïga : « Sur le plan sécuritaire, nous avons procédé à un réarmement intensif de nos forces armées de sécurité qui fait qu’aujourd’hui, alors qu’il y a un an, l’insécurité était partout, on a plus de 350.000 réfugiés internes et externes. Depuis bientôt un mois, à partir du 28 décembre 2021, il y a une grande offensive généralisée sur l’ensemble du territoire qui fait qu’aujourd’hui, dans toutes les régions du Mali, il y a des opérations militaires et les mouvements terroristes sont en train de reculer parce que des bases sont détruites. Des centaines de terroristes sont neutralisés, d’autres sont arrêtés et des équipements saisis, y compris des équipements que les terroristes ont pris à l’armée il y a quelques années. Et nous assistons aujourd’hui à un retour massif des populations : plus de 50.000 personnes depuis quelques semaines ont regagné leurs localités et en une semaine, on vient de faire le compte rendu : 15 000 personnes sont retournées dans les localités de façon volontaire.
Ce que nous voulons, c’est de consolider cette situation afin que tous les réfugiés reviennent de façon volontaire. Ce qui est en train de se passer, mais que l’État soit présent pour assurer sa continuité et donner les services sociaux de base, l’école, la santé, l’administration. C’est sur ça que nous travaillons aujourd’hui. On peut dire, pour répondre à votre question ; que nous sommes sur la voie du redressement et du retour de l’espoir.
Vous savez, le gouvernement malien au départ, avait cru à la bonne foi des dirigeants de la Cédéao parce que, dans le principe, nous comprenions, que des présidents démocratiquement élus ne puissent accepter la rupture de l’ordre constitutionnel par des militaires. Dans le principe, c’est acceptable, mais ce que nous avons expliqué de long en large à la Cédéao, c’est qu’il y a les principes et la réalité. Une politique déconnectée de la réalité n’est pas une politique.
Au Mali, ce n’est pas un coup d’Etat classique. Au Mali, les militaires sont venus parachever un mouvement populaire. Ils n’ont pas concentré la totalité des pouvoirs dans leurs mains pour faire ce qu’ils veulent. La preuve en est que la Constitution existe. La Charte de Transition la complète. Le gouvernement est composé des civils et de militaires. Je suis devant vous aujourd’hui en tant que premier ministre. Ce n’est pas à la suite d’élections. C’est le mouvement insurrectionnel qui a porté les aspirations du peuple (M5- RFP) qui a désigné son président, proposé pour exercer la fonction de premier ministre.
Nous avons aussi les mouvements signataires de l’Accord pour la paix, la réconciliation, pour amener la paix au Nord, dont certains membres sont dans le gouvernement. Et vous avez certains postes à caractère sécuritaire qui sont détenus par les militaires. Ce que nous avons expliqué à la Cédéao, en vain. Une élection n’est pas une fin en soi. Il ne s’agit pas d’être élu pour avoir la permission de faire ce qu’on veut. L’élection, j’explique souvent à mes interlocuteurs, c’est comme un permis de conduire que le peuple donne à un homme comme un chauffeur. Si le chauffeur qui est censé bien conduire passe son temps à faire des accidents à faire des morts, à déraper, à un moment donné, celui qui a donné le permis va être amené à s’interroger. Est-ce qu’il ne faut pas retirer le permis ? Dans le cas d’espèce, le détenteur du pouvoir, c’est le peuple. Lorsqu’un président est élu sur la base d’engagements précis, notamment la sécurité.
À son élection, on a vu une insécurité résiduelle au nord. 7 ans après, nous avons 80 % du territoire envahi par les terroristes. Des élections qui sont organisées depuis 30 ans. Pourtant, ça n’a pas empêché le pays de sombrer tous les ans, donc à ramener tout à des élections, c’est un faux diagnostic. Le gouvernement a dit : Prenons les raisons qui ont motivé l’insurrection et attaquons les de front. C’est ainsi que nous créons les conditions pour que le président qui sera élu soit à l’abri des surprises. Notre souci, c’est de faire en sorte qu’à la fin du processus de transition, on a un président. Des élections où on aura minimisé les risques de contestation. Qu’on aura réformé l’armée, résolu les grands problèmes de sécurité, réarmé moralement et matériellement pour que le futur président n’ait plus qu’à s’occuper des questions de développement.
La Cédéao n’a pas accepté, alors qu’en 2018, à l’issue de l’élection présidentielle, il y a eu des contestations et la Cédéao elle-même avait envoyé une mission de haut niveau qui a déposé un rapport en octobre 2018, où elle a recommandé de ne plus organiser d’élections au Mali sans faire les réformes politiques et institutionnelles nécessaires.
À notre grande surprise, la même Cédéao recommande aujourd’hui d’organiser les élections et de reporter les réformes et la lutte contre la corruption à plus tard. Nous disons qu’on ne peut pas faire ça, c’est un manque de responsabilité parce que si nous organisons simplement les élections, sans régler les problèmes qui ont conduit à l’insurrection, nous créons les conditions d’un nouveau coup d’État. Malheureusement. La Cédéao est restée dans les déclarations de principe et récemment, à l’issue des Assises nationales de la refondation, l’ensemble des Maliens se sont réunis pendant plus de trois semaines. Plus de 90.000 intervenants depuis les Communes jusqu’au sommet et ont dit que pour eux, il y a des transformations à faire dans le pays qui ne prendront pas moins de cinq ans. Redresser le pays puis aller vers les élections.
A l’issue de cette proposition qui a été soumise à la Cédéao, qui, n’était qu’une base de discussion, la Cédéao a pris des sanctions qui violent l’ensemble de la réglementation et des protocoles qui lient la Cédéao et le Mali. Par exemple, la fermeture des frontières n’est prévue dans aucun texte de la Cédéao. C’est purement arbitraire. La fermeture des frontières et un embargo contre le pays est interdit par le Convention des Nations unies (que le Mali a ratifié en 1980), sur les pays sans littoral, c’est totalement interdit.
La Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest, dans les protocoles qui l’organisent, il est interdit qu’un autre État ou des États s’ingèrent dans la gestion de la banque centrale d’un Etat. Donc, toutes ses règles ont été violées simplement parce que pour la Cédéao (et le Mali la soupçonne d’être sous influence extérieure), les règles ne comptent pas. La fin justifie les moyens, il faut déstabiliser ce gouvernement et le renverser. Vous savez, nous examinons, nous analysons et nous comparons.
La situation économique du Mali est difficile, c’est une vérité, mais c’est la première fois dans l’histoire de notre pays que depuis bientôt un an, le pays tient debout sans aucun appui extérieur. Personne. Nous faisons face à l’équipement de notre armée. Nous faisons face à l’augmentation sans précédent des salaires des fonctionnaires et des militaires : cela n’est jamais arrivé à un niveau aussi élevé dans notre pays. Nous faisons face à toutes les échéances de la dette publique. C’est la première fois de l’histoire de notre pays.
Source : Anadolu Agency