Dans les deux cas, le succès final des parents des chefs était peu probable – à vrai dire, personne ne sait réellement si cela a été un jour seulement envisagé –, mais ce qui n’était peut-être qu’un spectre a eu des effets considérables sur les carrières respectives de « Roch » et de « Macky ».
Les deux ont dû affronter de véritables traversées du désert, avant d’être élus dans des circonstances particulières, mais sur des bases claires : des présidents « normaux », entrés en dissidence contre des chefs rejetés par la population, mais formés par ces derniers. Calmes, pondérés, ouverts et fins tacticiens, ils ne paient pas de mine. Attention cependant à l’eau qui dort, dit-on…
La comparaison s’arrête là. Roch Marc Christian Kaboré, lui, a hérité d’un champ de ruines sur le plan économique et d’un pays où tout est à reconstruire. Il arrive après une révolution et une transition. Il doit donc gérer l’impatience de ses compatriotes qui pensent que tout va changer en un tournemain, les inévitables phases de chasse aux sorcières et de règlements de comptes qui font perdre du temps, le manque de confiance des investisseurs locaux ou internationaux qui attendent de voir avant de mettre la main à la poche, les renvois d’ascenseur inévitables qui ne permettent pas, pour l’instant, d’effectuer de vrais choix, etc.
Il a également sur les bras quelques fantômes ô combien symboliques : Thomas Sankara et Norbert Zongo, mais aussi les « biens mal acquis » de l’ère précédente. De tout cela il s’explique dans un entretien qu’il nous a accordé dans une résidence d’État à quelques encablures de Kosyam, le palais présidentiel qu’il ne goûte guère. Courageusement, faut-il préciser : il souffrait d’une crise de paludisme mais a tout de même voulu honorer son engagement.
Jeune Afrique : Les attentes des Burkinabè, après la révolution puis la transition, sont légion. Et ils semblent de plus en plus impatients. Or vous avez formulé de très nombreuses promesses lors de la campagne présidentielle, comme la création de 650 000 emplois sur cinq ans ou la construction de centres de santé et d’un millier de nouvelles classes dans les écoles. Pensez-vous sincèrement pouvoir les tenir ?
Roch Marc Christian Kaboré : Bien sûr. Mon programme de candidat a été méticuleusement élaboré en ce sens : proposer des mesures concrètes et réalisables avec les moyens dont nous disposons. Arriver au pouvoir dans ce contexte n’est pas une sinécure, mais je ne suis pas là pour simplement exercer la charge et décevoir mes compatriotes. Je tiens à préciser que je travaille pour cinq ans et que c’est au terme de ces cinq années qu’il faudra nous juger, pas avant. Nous ne pouvons régler les problèmes du Burkina, qui sont latents depuis une vingtaine d’années, en six mois ou un an.
Nous avons certes adopté des mesures immédiates, notamment dans les domaines de l’eau, de la santé et de l’éducation, parce qu’il y avait urgence. Mais nous avons hérité d’un budget élaboré par nos prédécesseurs et que nous n’avons pu modifier qu’à la marge. Aujourd’hui, nous sommes en train de rédiger le Plan national de développement économique et social [PNDES] du Burkina Faso. Ce programme sera soumis à nos partenaires avant la fin de l’année.
Et ce n’est qu’à ce moment-là que nous mobiliserons l’ensemble des ressources nécessaires à sa réalisation, ressources qui s’élèvent, comme je l’avais déjà indiqué lors de la campagne électorale, à près de 10 000 milliards de F CFA [environ 15 milliards d’euros]. Nous passerons à la vitesse grand V à partir de 2017.
La situation économique dont vous avez hérité est tendue. Est-elle conforme à celle que vous attendiez avant l’élection ?
La crise au Burkina ne date pas d’hier, elle remonte à 2011, lors de la mutinerie d’une partie de l’armée. Depuis cette date, le Burkina Faso coule doucement. La suite, tout le monde la connaît : une insurrection, une transition délicate, une tentative de coup d’État… Des conditions qui ne pouvaient favoriser ni l’augmentation des ressources de l’État ni la bonne gestion des dépenses, compte tenu des urgences. Nous en avions évidemment conscience, et cela ne change pas grand-chose finalement : nous sommes là pour bâtir l’avenir.
Le niveau, semble-t-il très important, de la dette intérieure vous inquiète-t-il ?
Il est de l’ordre de 75 milliards de F CFA vis-à-vis du secteur privé, ce n’est pas non plus insurmontable. Après contrôle des services de l’Autorité supérieure de contrôle d’État et de lutte contre la corruption [ASCE-LC], environ 35 milliards représentent des créances « normales », c’est-à-dire que toutes les procédures ont été respectées et les documents afférents fournis.
Pour le reste, nous avons demandé aux fournisseurs de compléter leurs dossiers. Mais, en tout état de cause, nous avons déjà décidé de payer une partie de cette dette. La ministre de l’Économie et des Finances a reçu des instructions en ce sens.
Un projet de nouvelle Constitution est à l’étude. Êtes-vous favorable à un régime présidentiel ou à un régime parlementaire, comme le réclame notamment le président de l’Assemblée, Salif Diallo ?
Je pense que vous vous trompez en disant que Salif Diallo réclame un régime parlementaire. Peut-être l’a-t-il fait à un moment donné, tenant compte du contexte de l’époque, mais c’est une question, à mon avis, largement dépassée. Nous avons confié les travaux de réflexion et d’élaboration à une commission ad hoc, représentative d’un maximum de composantes de notre société.
Les objectifs sont simples : la Constitution actuelle, celle de la IVe République, a fait son temps et a montré ses faiblesses. Il s’agit donc d’y remédier. En rééquilibrant les pouvoirs entre le législatif et l’exécutif, en interdisant définitivement de toucher au verrou des deux mandats, en consacrant le monocaméralisme, en rationalisant également toutes les institutions de la République, etc.
C’est à la commission de nous dire quelle est la meilleure formule pour garantir et dynamiser la démocratie au Burkina Faso, qui a déjà connu plusieurs types de régime dans son histoire, dont le régime parlementaire.
Je me suis mis au-dessus de la vie des partis
Quand devrait avoir lieu le référendum ?
Après l’installation de la commission constitutionnelle, début juillet, outre les débats de fond, nous avons également prévu un long travail d’explication de ce que sera cette nouvelle Constitution dans les différentes régions du pays. Si tout se passe bien, le référendum pourrait se dérouler fin 2016, début 2017.
Lors de la création de votre parti, le Mouvement du peuple pour le progrès [MPP], vous étiez trois ex-ténors du Congrès pour la démocratie et le progrès [CDP] à en assumer la direction : Salif Diallo, Simon Compaoré et vous. Aujourd’hui, comment vous répartissez-vous les rôles ?
Je me suis mis au-dessus de la vie des partis, c’est donc désormais Salif Diallo qui assure l’intérim de la direction du MPP.
Jusqu’à quand ?
Jusqu’au prochain congrès, dont la date n’est pas encore déterminée.
Faut-il interpréter les différentes libérations de cadres du CDP comme une volonté d’apaisement de votre part ?
Non, je respecte l’indépendance de la justice et je n’ai rien à voir avec les récentes libérations. La plupart sont en liberté provisoire, en attendant leur jugement.
Le CDP, justement, a-t-il sa place dans le jeu politique national aujourd’hui ?
Forcément, à partir du moment où ce parti existe de manière légale. Ils ont participé aux élections municipales et ont même remporté certaines mairies. Ils sont là, font partie de l’opposition politique de ce pays.
Quels rapports entretenez-vous avec le leader de l’opposition, Zéphirin Diabré, dont la formation politique, l’Union pour le progrès et le changement [UPC], est la seule à avoir progressé sur le plan électoral, en dehors du MPP, qui n’existait pas à l’époque, depuis l’ère Compaoré ?
Nous entretenons des rapports de courtoisie et de respect mutuels.
Quand peut-on envisager un procès relatif à la tentative de coup d’État de mi-septembre 2015 ? Gilbert Diendéré et Djibrill Bassolé, notamment, sont toujours en prison, et de nombreuses rumeurs circulent…
Ces dossiers sont en cours de traitement par la justice, ce n’est pas moi qui fixe les délais. Mais, évidemment, j’aimerais que cela soit réglé le plus rapidement possible, disons avant la fin de l’année.
Avez-vous évoqué le sort de l’ex-président Blaise Compaoré lors de vos entretiens avec votre homologue ivoirien, Alassane Dramane Ouattara, et, par exemple, avez-vous réclamé son extradition ?
Blaise Compaoré devra répondre de ce qui lui est reproché devant les tribunaux de son pays. Avec le président Ouattara, nous nous entretenons très souvent, mais ce dossier ne fait pas l’objet d’un traitement particulier. La procédure que nous avons lancée est en cours, mais l’État ivoirien n’entend pour le moment pas l’extrader, d’autant qu’il a acquis la nationalité ivoirienne. Mais je suis certain que tôt ou tard Blaise Compaoré devra rendre des comptes.
Cela vous a-t-il surpris qu’il demande et obtienne la nationalité ivoirienne ?
Surpris, non. Je trouve en revanche que ce n’est pas très honorable de sa part…
Autre sujet de tensions potentielles entre le Burkina et la Côte d’Ivoire : le président de l’Assemblée nationale ivoirienne, Guillaume Soro, est accusé d’avoir soutenu la tentative de putsch contre le régime de transition. N’avez-vous pas cédé aux pressions ivoiriennes en laissant à la justice de ce pays le soin de le poursuivre ou non ?
Absolument pas. Nous avons effectivement déposé un mandat d’arrêt contre Guillaume Soro, mais avons reçu une correspondance d’Interpol nous informant que ce mandat ne pouvait être exécuté compte tenu de son statut et de l’immunité diplomatique dont il bénéficie. Nous nous retrouvions dans une position ridicule : maintenir un mandat d’arrêt inopérant.
Comment réagiriez-vous si la justice ivoirienne décidait de ne pas poursuivre Guillaume Soro mais que – c’est une hypothèse – les éléments de l’enquête menée au Burkina démontraient son implication ?
Nous aviserons, nous n’en sommes pas encore là.
Au lendemain de l’attentat du 15 janvier à Ouagadougou, vous aviez annoncé un renforcement du dispositif sécuritaire. Quelles mesures concrètes avez-vous prises depuis ?
Elles sont nombreuses. D’abord la sécurisation des sites susceptibles de faire l’objet d’une attaque terroriste. Nous avons ensuite pris nos dispositions pour une meilleure surveillance de nos frontières et sensibilisé nos populations en leur demandant de coopérer avec les forces de sécurité, notamment pour signaler tout comportement ou événement suspects.
Nous avons aussi demandé le redéploiement de nos bataillons au Mali vers nos frontières et le désengagement de nos troupes au Darfour à compter de 2017. Enfin, la coopération avec les pays de la sous-région, notamment la Côte d’Ivoire, le Niger et le Mali, en matière de renseignements et de mutualisation de nos moyens, a été renforcée. Cela porte ses fruits : nous avons identifié un certain nombre de filières et procédé à des arrestations. Le risque zéro n’existe pas, mais tout ce qu’il était humainement possible de faire, nous l’avons fait.
Sous Blaise Compaoré, le Burkina a toujours été épargné par les jihadistes. Certains ont imaginé un pacte de non-agression. Qu’en pensez-vous ?
À cette époque, le Burkina jouait le rôle de médiateur entre certains États et les groupes armés, notamment au Mali. Ou dans des opérations de libération d’otages. Il est évident que les rapports que vous entretenez à ce moment-là avec des jihadistes qui, parfois, sont hébergés à l’hôtel chez vous sont, disons, particuliers. On ne peut pas à la fois se replier dans un pays et mener des actions terroristes contre lui.
Où en est la réforme de l’armée ?
Elle est en cours. Ce travail a été entamé sous le président de la transition, Michel Kafando, et se poursuit. Une rencontre est prévue du 20 au 22 juillet pour statuer définitivement sur les options de la réforme.
Le démantèlement du Régiment de sécurité présidentielle [RSP] a été effectué, ses membres dispersés un peu partout dans l’armée. Faut-il selon vous, compte tenu du contexte, le remplacer ?
En aucune manière. C’est désormais un groupe mixte – police, gendarmerie, armée – qui assure la sécurité du palais ou de certaines institutions, et cela fonctionne très bien ainsi.
Que faut-il faire des milices d’autodéfense qui se sont multipliées un peu partout dans le pays, les fameux Koglweogo ?
Les Koglweogo sont nés parce que l’État n’a pas toujours été en mesure de remplir sa mission de protection sur l’ensemble du territoire. Ils ont pu agir de manière positive, mais ont aussi parfois commis des actes inacceptables. Ce temps est révolu : soit ils collaborent avec les forces de sécurité, qui sont les seules à pouvoir assumer cette mission, et respectent l’État de droit, soit nous interviendrons pour mettre fin aux dérives constatées. Tout dérapage amènera les concernés devant la justice. Il faut que cela soit très clair.
Les récents rapports de l’ASCE-LC dénonçant des faits de corruption sous la transition vont-ils déboucher sur des poursuites judiciaires ?
Évidemment.
Sur le même plan, avez-vous diligenté des enquêtes sur des crimes économiques éventuels commis sous l’ère Compaoré ?
Oui, c’est fait. Les dossiers suivront le même cheminement : ASCE-LC, puis procureur de la République ou Haute Cour de justice pour les ministres, président, etc.
Personne n’est plus au-dessus de la loi désormais au Burkina
Cela pourrait-il concerner certains de vos proches ou des membres du gouvernement actuel ?
N’ayez aucun doute là-dessus : tous ceux qui seront concernés répondront de leurs actes devant la justice. Personne n’est plus au-dessus de la loi désormais au Burkina.
Vous avez exigé le retour au pays de l’ancien Premier ministre de la transition, Isaac Zida, qui vit au Canada. Mais il est toujours absent…
Nous lui avons accordé une permission, à sa demande, qui a expiré le 19 février. Elle est largement révolue. Son absence pose un double problème. D’abord sur le plan militaire : puisqu’il est général, et au titre des règlements de l’institution, il y a des délais à ne pas dépasser. Ensuite sur celui des contrôles qui ont été effectués par l’ASCE pendant la période de la transition et qui devraient suivre leur cours au niveau de la justice. Bref, il a intérêt à rentrer…
Comment jugez-vous, avec le recul, la transition qu’a vécue le Burkina ?
Globalement positive. D’abord parce qu’elle incarne l’engagement d’hommes et de femmes à apporter le changement dans notre pays. Ensuite parce qu’elle a rempli son objectif prioritaire, qui était d’organiser des élections, dans un contexte particulièrement difficile, notamment à cause de la tentative de putsch.
Comptez-vous maintenir vos relations avec Taïwan ou, au contraire, vous tourner désormais vers la Chine ?
Nous entretenons d’excellentes relations avec Taïwan depuis 1994 et sommes satisfaits de ce partenariat. Pour l’instant, il n’y a donc aucune raison objective de revenir dessus.
Vous avez été Premier ministre, président de l’Assemblée nationale et du CDP. Vous êtes aujourd’hui installé à Kosyam depuis plus de six mois : avez-vous été surpris par certains aspects liés au pouvoir suprême ? Avez-vous changé à son contact ?
Non, pas vraiment. Je suis conscient du poids des responsabilités qui sont les miennes, mais aussi de la nécessité de rester moi-même. Je sais que le pouvoir peut inciter à s’enfermer dans sa tour d’ivoire et à se couper des réalités. Je fais donc tout pour éviter ce travers. Et je n’ai pas noté de changement de comportement chez mes proches.
Deux affaires emblématiques, au Burkina, occupent les pensées et les débats depuis de nombreuses années : la mort de Thomas Sankara et celle de Norbert Zongo. Connaîtra-t-on un jour la vérité ?
En tout cas, nous nous sommes engagés à faire le maximum pour y parvenir. Et nous mettons en pratique nos engagements. L’instruction est en cours, nous avons procédé à des arrestations, les interrogatoires se poursuivent et il y aura bel et bien un procès. Même s’il faut tenir compte du fait que la plupart des personnes impliquées dans ces deux affaires sont mortes ou ont disparu du Burkina.
En tout état de cause, je crois que nous parviendrons à situer les responsabilités globales et que ceux qui ont été assassinés d’une manière atroce pourront enfin reposer en paix. Les Burkinabè, ainsi, pourront enfin tourner une douloureuse page de leur histoire.
Marwane Ben Yahmed