Après la tuerie du musée du Bardo, le nouveau régime s’efforce d’échapper au piège du terrorisme islamiste. Mais, au-delà de la sécurité, c’est sur la relance de l’économie que se joue la stabilité d’une démocratie toujours fragile.
Au lendemain de l’attentat qui, le 18 mars, a endeuillé Tunis, les avocats, réunis en un collectif, ont précédé la classe politique, en tête de la marche destinée à rendre hommage aux victimes -20 touristes étrangers et un policier assassinés- de la sanglante tuerie du musée du Bardo. Tout un symbole. Ces mêmes avocats avaient joué un rôle clef dans la révolution du Jasmin, à l’hiver 2010-2011. Leur mobilisation avait contribué à la fuite de Ben Ali après vingt-trois ans au pouvoir. Le droit contre la violence. Quatre ans après la chute de la dictature, la prééminence accordée, lors de cette manifestation du 19 mars, aux toges noires traduit l’inquiétude de la nouvelle Tunisie : la démocratie pourra-t-elle survivre aux rafales de kalachnikov revendiquées par les partisans du groupe Etat islamique ?
Dans le monde arabe, la petite Tunisie -11 millions d’habitants- fait à ce jour figure d’exception. En Algérie, les forces de sécurité, et plus encore les services de renseignement, maintiennent une poigne de fer sur une opinion de plus en plus rétive, comme l’attestent les manifestations récentes contre l’exploitation éventuelle de gaz de schiste. Le Maroc n’a consenti qu’à un lifting démocratique qui préserve les pouvoirs de la monarchie chérifienne. La Libye est en proie au chaos; l’Egypte reste prise dans l’étau de l’armée ; l’Irak apparaît plus éclaté que jamais ; les pétromonarchies du Golfe demeurent figées dans des régimes oligarchiques. Le Yémen s’enfonce dans une violence dévastatrice (142 morts, le 20 mars). Et la Syrie poursuit sa lente agonie dans une guerre civile dont nul n’ose prévoir l’issue.
L’apprentissage démocratique secoué par les attentats
Seule la Tunisie a enclenché un cercle vertueux démocratique. Dès l’automne 2011, une constituante est élue. En décembre, le n°2 du parti le plus nombreux dans cette assemblée, le mouvement islamiste Ennahdha, forme le gouvernement. Face à la résistance d’un large pan de la société civile, mobilisée pour défendre l’héritage séculier des années Bourguiba, il renonce à introduire la charia dans le texte fondamental et consent, à l’hiver 2013, pour sauver « la réussite du processus démocratique », selon les mots de son chef, Rached Ghannouchi, à s’effacer devant un cabinet de technocrates.
En 2014, la nouvelle Constitution stipule, à l’instar de l’ancienne, que, si l’islam est la religion de la Tunisie, le pays est « un Etat à caractère civil ». En octobre dernier, le parti libéral anti-islamiste Nidaa Tounès de Béji Caïd Essebsi remporte les élections. Ennahdha accepte l’alternance et entre, symboliquement, au gouvernement, afin d’assurer la transition dans le jeu politique. Ancien ministre de l’Intérieur de Habib Bourguiba, le père de l’indépendance attaché à une voie laïque, Caïd Essebsi devient, malgré ses 88 ans, le premier chef de l’Etat non islamiste élu par le libre suffrage universel au sein du monde arabe.
Cet apprentissage démocratique a pu être secoué par les attentats fomentés par des groupes djihadistes qui ont frappé à plusieurs reprises le pays ces dernières années. Deux députés de gauche, Chokri Belaïd puis Mohamed Brahmi, ont été assassinés en 2013. Le potentiel de violence demeure. Aujourd’hui, on estime que 3000 Tunisiens sont partis combattre en Syrie et en Irak. Mais, à aucun moment, la violence terroriste n’a remis fondamentalement en question la voie suivie.
Au lendemain de l’attentat, les autorités de Tunis n’ont pas cédé à la tentation de politiser l’attaque contre le Bardo, qu’Ennahdha a immédiatement condamnée sans ambages en appelant à un renforcement de la législation antiterroriste. « Il n’y a pas eu de polarisation entre les camps islamiste et anti-islamiste grâce aux efforts de l’élite politique, ces trois derniers mois, pour réduire les tensions », relève Michaël Béchir Ayari, analyste du think tank International Crisis Group. Comme si tous étaient conscients que c’est bien l’objectif des djihadistes, qui, fidèles à leurs visées millénaristes, aspirent à voir enclenchée la spirale infernale du couple violencerépression aveugle. « L’un de leurs buts est sans doute d’accentuer les tensions au sein du mouvement islamiste Ennahdha, qui, lorsqu’il dirigeait le gouvernement, a hésité sur la conduite à tenir, explique Pierre Vermeren, professeur d’histoire du Maghreb contemporain à l’université Paris I.
Éviter le piège tendu par les djihadistes
De fait, Ennahdha a, dans le passé, fait preuve de laxisme envers les groupes radicaux avant de qualifier d’organisation terroriste le groupe Ansar al-Charia, dont les dirigeants se sont depuis réfugiés en Libye. Faire éclater le parti permettrait aux partisans du djihad d’espérer récupérer sa fraction radicale. » Au lendemain de l’attentat, une photographie d’Abdelfattah Mourou, cofondateur d’Ennahdha et vice-président du Parlement, le représentant à côté d’un individu supposément identifié à un des deux assaillants abattus le 18 mars, Hatem Khachnaoui, a d’ailleurs très vite circulé sur certains sites en ligne. Mourou, qui est l’un des chefs de file de l’aile pragmatique, a dénoncé un dénigrement « ignoble ».
La retenue du discours gouvernemental semble indiquer que les autorités ne tomberont pas dans le piège qui leur est tendu. Il leur reste désormais à concilier la lutte antiterroriste et les règles de l’Etat de droit. Ce ne sera pas aisé, même si les Européens, au premier rang desquels la France, dont le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, s’est rendu à Tunis, le 19 mars, devraient intensifier leur coopération. Sur ce point comme sur d’autres, force est de constater que le Premier ministre, Habib Essid, n’a pas convaincu jusqu’à présent l’opinion qu’il était en mesure d’améliorer la situation sécuritaire, même si la police a pu déjouer des attaques et démanteler des cellules logistiques.
Près de la frontière algérienne, dans le secteur du mont Chaambi, l’armée n’a pas réduit les groupes armés proches d’Al-Qaeda au Maghreb islamique. La dégradation de la situation dans la Libye voisine, véritable base arrière des djihadistes et à la frontière poreuse, n’arrange rien. Ces derniers jours, la découverte de plusieurs dépôts d’armes clandestins en Tunisie a confirmé la capacité de groupuscules résolus à passer à l’action, si possible spectaculaire. On estime que 500 djihadistes sont revenus à ce jour en Tunisie. De là à imaginer que les partisans de l’Etat islamique en Libye rêvent à leur tour, après l’Irak et la Syrie, d’effacer la frontière coloniale, afin de progresser vers l’unité fantasmée du « nouveau califat »…
« Attention, toutefois, à ne pas interpréter la signature de l’attentat! » avertit le journaliste et essayiste Samy Ghorbal, qui n’exclut pas que les actes des deux terroristes abattus au Bardo, un coursier et un chauffeur de bus, soient l’expression d’une forme de « nihilisme plutôt que [celle] d’une stratégie élaborée ».
Plus que le terrorisme, c’est bien, en réalité, à ce stade, la dégradation de la situation économique et sociale qui représente la plus lourde menace pour la jeune démocratie tunisienne. Les entreprises publiques accumulent les pertes. L’économie parallèle se développe, entre 40 et 50% du PIB selon les évaluations. La croissance, trop faible, ne permet pas de résorber un chômage élevé -16% de la population active et 33% pour les diplômés du supérieur.
L’écart entre le littoral et le sud du pays, défavorisé, s’accroît
La forte inflation suscite des revendications de hausse des salaires et des grèves. La balance commerciale extérieure est en déficit. La dette augmente. L’écart entre le littoral et le sud du pays, défavorisé, où la propagande radicale fait son lit, s’accroît dangereusement. « La révolution de 2010 fut d’abord une réaction contre le chômage et l’injustice économique, symbolisée par l’insatiable appétit d’un clan prédateur autour de Ben Ali, rappelle Dominique Lagarde, auteur avec Nicolas Beau de L’Exception tunisienne (Seuil). Le soulèvement est parti des régions de l’intérieur, celles des laissés-pour-compte. Or aucune politique sérieuse destinée à réduire la fracture sociale et régionale n’a encore été mise en oeuvre. » Par ailleurs, l’attentat du Bardo ne va pas encourager le tourisme. Dans un secteur qui assure 400 000 emplois et contribue à hauteur de 7% au PIB national, le nombre de visiteurs étrangers n’a toujours pas retrouvé le niveau de l’avant-« printemps arabe ».
Les touristes français désertent : entre 2010 et 2014, ils sont passés de 1,4million à seulement 700000. Il va falloir chercher ailleurs les ressources. Pour attirer les capitaux étrangers, sans lesquels la croissance restera insuffisante, un choc de simplification du code des investissements s’impose. Le président Essebsi, qui aime à définir la Tunisie comme « le pays du juste milieu », ancré dans une tradition étatique plurimillénaire remontant à la thalassocratie carthaginoise, saura-t-il secouer l’inertie de sa bureaucratie ? C’est l’autre test à l’aune duquel la démocratie tunisienne risque d’être jugée.
Source: lexpress.fr