Corps d’enfants ensanglantés, cadavres déchiquetés… La récente diffusion par la télévision publique algérienne d’images extrêmement brutales et largement inédites de massacres durant la guerre civile des années 1990 a choqué l’opinion, certains dénonçant une opération de « propagande » du pouvoir.
L’ENTV a diffusé ces images le 29 septembre, jour du 12e anniversaire de l’adoption par référendum de la « Charte pour la paix et la réconciliation nationale ». Cette signature avait ouvert la voie à la fin de la « décennie noire » ayant opposé forces de sécurité et groupes islamistes après l’annulation, en 1992, de législatives en passe d’être remportées par le Front islamique du Salut (FIS).
Cette guerre civile, qui a traumatisé durablement l’Algérie, a fait officiellement 200.000 morts dont de nombreux civils, victimes d’attentats ou de massacres à grande échelle imputés aux groupes islamistes, notamment au paroxysme des violences, entre 1996 et 1998.
La charte avait offert le pardon aux combattants islamistes encore dans le maquis en échange de leur reddition, ce que choisirent environ 10.000 d’entre eux.
Le documentaire d’une demi-heure environ, intitulé « Pour que nul n’oublie », s’ouvre par plusieurs minutes d’images parfois difficilement soutenables de cadavres ensanglantés –hommes, femmes, enfants et même bébés–, la tête fracassée par une balle ou le corps déchiqueté par une bombe. Ces images sont entrecoupées d’habitants en larmes ou hurlant leur douleur.
Elles laissent place à celles du président Abdelaziz Bouteflika, en campagne en 2005 pour l’adoption de la charte et à celles d’Alger aujourd’hui en paix, dont les habitants vaquent dans les rues ou profitent des jardins publics. Remplaçant la musique sinistre accompagnant les images des massacre, une voix off vante les mérites de la réconciliation.
Ces images, d’une brutalité rarement vues à la télévision algérienne, « accentuent les douleurs des victimes du terrorisme islamiste, jamais apaisées, et approfondit leur traumatisme », s’est insurgé auprès de l’AFP Cherifa Khedar, présidente de Djazaïrouna (« Notre Algérie »).
Cette association de familles de victimes a toujours dénoncé « l’impunité » dont ont bénéficié, selon elle, les auteurs de massacres et le silence autour des milliers de disparus.
Durant la guerre civile, les autorités contrôlaient strictement informations et images sur les attentats et les massacres. En 2006, Ahmed Ouyahia, alors Premier ministre après l’avoir déjà été entre 1995 et 1998, avait reconnu que l’Etat avait délibérément minimisé les bilans.
« Nous avons caché la vérité parce qu’on ne dirige pas une bataille en sonnant le clairon de la défaite », avait expliqué M. Ouyahia, redevenu Premier ministre en août dernier.
– ‘Terroriser les citoyens’ –
Pourquoi diffuser alors aujourd’hui de telles images?
Sur les réseaux sociaux, de nombreux Algériens se sont dits « choqués » y voyant, comme une partie de la presse et des observateurs, une opération de « propagande » du pouvoir, confronté à une crise économique et aux spéculations sur la santé du président Bouteflika.
Ces images visent à « terroriser les citoyens pour qu’ils gardent le silence, acceptent la cherté de la vie » et les récentes réformes économiques visant à renflouer les finances publiques, s’offusque Abderezak Makri, un dirigeant du Mouvement de la société pour la paix (MSP), principal parti islamique.
Le but de cette diffusion est purement électoraliste, abonde Redouane Boudjemaä, professeur de sciences politiques à Alger: « C’est une manière de ressusciter la peur du terrorisme. Le pouvoir veut faire peur aux Algériens. C’est le début de la campagne pour la présidentielle de 2019. Le message est clair: il faut soutenir ceux qui ont ramené la paix ».
Au pouvoir depuis 1999 et considéré comme l’artisan de la paix et de la réconciliation, M. Bouteflika, 80 ans, est affaibli depuis 2013 par un accident vasculaire cérébral qui a affecté sa mobilité et son élocution. Bien qu’il apparaisse peu en public, la perspective d’une candidature à un 5e mandat en 2019 est déjà évoquée par son camp.
Balayant les critiques, M. Ouyahia a remercié la télévision publique, voyant dans l’émission « un hommage aux victimes du terrorisme ». A l’Assemblée, il devra néanmoins répondre à un député du MSP qui a demandé si le documentaire contrevenait à l’article 46 de la Charte, lequel interdit « d’utiliser ou d’instrumentaliser les blessures de la tragédie nationale ».
Interrogé par l’AFP, Zouaoui Benhamadi, président de l’organisme gendarme de l’audiovisuel en Algérie, dont l’un des membres est l’auteur du documentaire, n’a pas souhaité s’exprimer.