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Une junte au pouvoir au Mali : Pinochet ou Saint-Just ? (Joseph Brunet-Jailly)

Le Mali a-t-il donc vraiment connu la démocratie ? Ou bien le rêve de ceux qui ont abattu la dictature s’est-il immédiatement fracassé sur les ambitions personnelles de mauvais perdants qui paradent aujourd’hui encore sur les estrades et les écrans ? Le coup d’Etat du 18 août 2020 pourrait-il offrir, malgré qu’on en ait, l’occasion d’assainir une situation politique et syndicale putride ? Chacun de souvient de Pinochet, de ses uniformes, galons et décorations, de ses lunettes noires, de ses brigades de tortionnaires, de ses milliers de victimes et de l’immense fortune qu’il avait amassée en secret.

Saint-Just est peut-être moins connu aujourd’hui : le plus jeune élu à la Convention en 1792, pendant la révolution française, s’est distingué d’abord par l’éloquence dont il faisait preuve pour défendre avec une totale intransigeance les principes moraux et l’égalité des citoyens, mais aussi par son efficacité redoutable dans l’action ; c’est lui en effet qui a redressé l’armée du Rhin et obtenu la victoire des armées républicaines à Fleurus ; mais c’est encore le même homme qui a été l’inspirateur de la déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen de 1793. Chef militaire et artisan d’une déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui a marqué à jamais l’histoire, ne serait-ce pas un profil susceptible d’inspirer certains de nos contemporains ? Et, pour continuer dans cette veine historique, admettons que la situation que trouve aujourd’hui au Mali la Transition ne résulte pas seulement de la gestion d’IBK : il a été le fossoyeur du Mali, où la démocratie était bel et bien morte. La situation actuelle résulte de la gestion du Mali par ses hommes politiques, ceux des majorités par intérêt et ceux des oppositions par dépit, depuis trois décennies. Le Mali n’a fait que quelques petits pas sur la voie de la démocratisation C’est que, contrairement à ce que les partenaires du Mali (CEDEAO, Union Africaine, Nations-Unies, Union Européenne et divers Etats occidentaux) comme beaucoup de Maliens feignent de croire, l’expérience démocratique du Mali a tourné court sitôt passé le cap du nouveau siècle. Le Mali sortait de plusieurs décennies d’administration coloniale, de quelques années d’un régime socialiste malaimé des Occidentaux et trop enclin à suivre l’exemple de “pays frères” se prétendant démocraties socialistes, et de vingt-trois ans de dictature militaire. Implanter la démocratie dans un tel contexte relevait de l’exploit. C’est pourquoi la chute de Moussa Traore a créé un immense espoir. Une grande ambition est née de la conférence nationale, animée par des représentants de très diverses tendances, allant des groupuscules formés aux tactiques bolcheviques jusqu’aux aux personnalités libérales seulement soucieuses de s’approcher du pouvoir pour s’enrichir. La force indéniable de l’ADEMA et la victoire électorale d’Alpha Oumar Konaré, puis la majorité obtenue à l’Assemblée nationale en 1992 ont fait croire aux Maliens que le tour était joué, et aux étrangers que le Mali était devenu un pays démocratique à l’occidentale. En réalité, ce n’était là qu’un tout premier petit pas dans cette direction, et pour plusieurs raisons : · L’ADEMA-PASJ était né de l’ADEMA-association, qui elle-même était issue d’un large mouvement associatif, coopératif et mutualiste ; mais cette base n’avait aucun équivalent dans les origines des autres formations politiques : l’US-RDA vivait sur sa réputation acquise dans le combat pour l’indépendance, alors que d’autres, le CNID par exemple, étaient formées de jeunes sans réelle formation politique mais désireux d’en découdre et bientôt manipulés par des personnalités trop heureuses de se mettre en avant pour s’approcher du pouvoir ; · Aucune de ces forces politiques ne disposait d’un programme précis ; l’expérience du mouvement associatif, coopératif et mutualiste donnait aux uns l’impression que la gestion de l’Etat ressemblait à la gestion locale d’une petite institution ; l’origine sociale ou idéologique des autres les rendait disposés à toutes les tactiques pour accéder au pouvoir sans chercher à savoir ce qu’il était, ni ce qu’ils en feraient, ni comment ils l’exerceraient ; quant à l’ADEMA, si elle disposait de très nombreuses sections dans le pays, elle n’avait elle aussi que trop peu de militants solidement formés à la réflexion et à l’action politiques ; les autres partis étaient des clientèles de notables augmentées d’activistes soucieux de la tactique du jour et pas de la stratégie de leur génération ; · La foi en la démocratie de la génération qui avait connu la dictature, l’ardeur qu’elle a mise à proclamer la démocratie et à en créer les institutions, puis à tenter de faire fonctionner le pays selon ces nouvelles règles, tout cela bousculait une culture très présente dans le peuple désormais souverain, une culture fondée sur une diversité de statuts sociaux et de classes d’âge, une culture où une religion de la soumission inspire tous les comportements (en particulier le respect de toute autorité), une culture qui magnifie à la fois une histoire plus ou moins mythique de la puissance obtenue par la force, et la louange flagorneuse des riches et des puissants au point de justifier l’existence d’un groupe social spécialisé ; rien dans tout cela qui évoque l’égalité des citoyens et qui les forme en ce sens… · Le très faible niveau d’éducation de la population ne permettait de débattre des problèmes de la Nation que dans des cercles très restreints, où l’inexpérience des meilleurs esprits –rêvant d’un monde meilleur plutôt qu’à prendre maintenant ses responsabilités– faisait le succès des beaux parleurs ; d’ailleurs les victoires d’AOK lui-même s’expliquent plus par ses qualités personnelles que par la solidité et la précision de son programme politique ; chaleur humaine, talent oratoire, intelligence politique, capacité à mobiliser autour de lui de vrais apôtres de la démocratie, l’ont servi plus que ne l’aurait fait un programme détaillé –aussi prématuré lors de la conquête du pouvoir que nécessaire lors de son exercice– que peu de ses concitoyens auraient été capables de lire et de commenter, d’approuver ou de contester. Aussi, à partir de juin 1992, le pays libéré de la dictature avait encore tout à apprendre de ce qu’est un régime démocratique. Le souci du premier chef de l’Etat du Mali libéré de la dictature a été de mettre en place les institutions et de respecter le calendrier électoral. Cette stratégie devait permettre d’apprendre le b-a-ba du régime démocratique par la pratique : l’élection à chaque niveau de la pyramide administrative de personnes capables de prendre les décisions les meilleures pour leur mandants. La grande réforme de la décentralisation se situait parfaitement dans cette perspective d’apprentissage de l’exercice de la responsabilité. Sur ce point fondamental, la pensée politique était parfaitement cohérente, et elle a été mise en œuvre avec détermination. Mais les mauvais perdants ne l’entendaient pas de cette oreille : ils voulaient le pouvoir, pas la démocratie ! L’expérience de démocratisation, compromise dès l’origine par les mauvais perdants Inspirée par la conférence nationale, adoptée par référendum dès le 12 janvier 1992, la nouvelle Constitution définissait les institutions et le rôle de chacune, ainsi que les grandes règles du fonctionnement démocratisé de l’Etat. Dès que le Président et les députés à l’Assemblée nationale ont été élus, c’était à eux qu’incombait désormais la tâche de mettre en place et de faire fonctionner les autres institutions dans un esprit conforme à l’idéal démocratique. C’est ainsi que les questions relatives au calendrier électoral, au financement de l’activité politique (et notamment des partis eux-mêmes) sont immédiatement venues au premier plan. La constitution avait été adoptée par plus de 99% des votants, avec un taux de participation de 43%, exceptionnel pour ce pays. Mais ce résultats ne signifiait pas unanimité sur un programme politique. Le premier tour de l’élection présidentielle d’avril 1992 montrera immédiatement qu’une bonne moitié des votants a voté pour les adversaires d’AOK, alors que la participation a chuté à 24 %. AOK obtenait 45 % des suffrages, Tieoulé Konaté, candidat de l’US-RDA, 14 %, Me Tall, candidat du CNID, 11%, ce qui sera d’ailleurs –et de très loin– le meilleur score de toute sa carrière ; six autres candidats enregistrent entre 2 et 9% des suffrages. Dès ce moment, cette opposition déjà éclatée est déçue par le suffrage universel, alors qu’elle est seulement sanctionnée pour n’avoir pas su s’adresser à l’opinion, ni former des militants, ni s’unir pour conquérir une représentativité nationale. Certains de ces opposants sans troupes ne sont animés que par une animosité viscérale à l’égard du vainqueur, AOK, qui sait très bien, lui, fédérer des forces diverses autour de lui. Cette opposition de bric et de broc s’engage donc dans une guérilla de chaque instant contre la démocratie, en cherchant le moyen d’accéder au pouvoir sans en passer par les urnes. Il est vrai aussi que le parti majoritaire, lui aussi, se trouve obnubilé par la conservation de son avantage et s’engage dans un jeu politicien à courte vue : par exemple en acceptant largement dans ses rangs des transfuges de l’UDPM, ceux qui n’y avaient pas été aux premiers postes, qui avaient le plus vite senti tourner le vent et compris où se trouvait désormais le chemin du pouvoir. C’est dans ce climat que le CNID, restant volontairement à l’écart du pouvoir lorsque lui en a été proposée une “gestion partagée”, se contentait de mettre sans cesse des bâtons dans les roues en manipulant les étudiants et lycéens, créant incident sur incident, fragilisant le pouvoir à chaque occasion. Et que, de son côté, l’ADEMA elle-même s’engageait par exemple dans une stratégie exclusivement fondée sur l’intérêt financier des députés, comme l’ont montré de façon honteuse les débats sur la commission électorale nationale indépendante : en lieu et place d’une commission indépendante, la CENI est ainsi devenue un fromage. Et le désastre des élections de 1997 est entièrement imputable à la gloutonnerie des députés de la majorité comme de l’opposition : personne n’a joué le jeu de la démocratie et de ses procédures transparentes, tous ont joué le jeu des arguties juridiques au service de l’appétit financier. Car, au lieu de créer une commission indépendante, on a prétendu que les députés devaient y être représentés (bientôt ils y deviendront majoritaires), et derrière cet argument les véritables motifs sont que le tripatouillage électoral se fera entre délégués des partis, et qu’il y aura de l’argent public à gérer, donc à voler. D’ailleurs, au lieu de se limiter au contrôle de la régularité des opérations électorales, les députés chargent la commission de l’organisation matérielle des élections (une tâche pour laquelle ils n’ont ni les compétences ni les moyens), ce qui gonfle considérablement les ressources qu’ils vont exiger de l’Etat. Cette stratégie, toujours parfaitement actuelle, invoque la démocratie pour ruiner la démocratie, en masquant l’objectif visé (rendre la responsabilité à la population) pour faire toute la place à la distribution de prébendes aux députés et autres représentants des partis. Mais les députés ne sont pas les seuls à avoir versé dans la vénalité dès ce moment. Le pourrissement avancé des corps intermédiaires Il est clair aujourd’hui que le Mali souffre de l’incapacité des corps intermédiaires à jouer leur rôle bénéfique dans la société. La représentation des milieux professionnels, des catégories sociales, des milieux religieux est utile au bon fonctionnement de la démocratie. Elle doit faire connaître au pouvoir politique les besoins de ces diverses catégories, et en retour informer ces dernières des contraintes politiques, économiques et sociales à respecter dans l’intérêt de la Nation toute entière. L’une des erreurs majeures de la Transition de 1991-92 a été de donner à l’AEEM une place au sein du CTSP, c’est-à-dire un pouvoir politique considérable : un leader étudiant participait à la nomination du ministre de l’éducation ! Certes, les étudiants avaient joué un rôle éminent dans les évènements qui ont abouti à la chute de la dictature, mais ils n’avaient pas plus de droit à participer à la direction du pays que par exemple les femmes qui ont été mitraillées sur le pont en mars 1991. Les dirigeants de l’AEEM ont rapidement été contaminés par les politiciens gloutons, par les arrangements obscurs entre l’administration et les meneurs (dons de voitures, octroi de bourses, aide au passage des examens, etc…) ; aujourd’hui les problèmes entre dirigeants étudiants se règlent à coup de machettes ou d’armes à feu, les problèmes entre eux et l’l’administration à coup de valises et de voitures, etc. Cette dérive maffieuse est une gangrène qui ronge désormais toute la société malienne. Chez les salariés, c’est la faiblesse insigne de la culture générale et de la formation politique qui, au prétexte de pluralisme dans les institutions représentatives, a conduit à la confusion totale, dont l’illustration a été donnée par les négociations salariales de ces dernières années. Les syndicats n’ont pas une orientation socio-politique nette, pas de vision globale de la société à édifier (socialiste ? sociale-démocrate ? réformiste ? jaune ?), ils sont à l’image des partis politiques : des coteries qui suivent le chef qui défend le mieux leurs intérêts les plus immédiats. Ils ne jouent que le rôle de groupe de pression, obtus, obstiné, pas celui d’interlocuteur et de partenaire de l’Etat dans la construction nationale. Là aussi le climat de cupidité qui anime les milieux syndicaux, politiques et administratifs aboutit à des arrangements à peine croyables : la rumeur veut par exemple que pour faire cesser un conflit avec les enseignants, on ait pu un jour affecter à leurs dirigeants syndicaux des lots d’habitation qu’ils étaient chargés de répartir selon leur bon vouloir entre leurs lieutenants ! Fumée sans feu ? De même, chacun sait aujourd’hui que le syndicalisme agricole a été victime d’escroqueries gigantesques, tandis que l’opposition acharnée de l’UNTM, menée par un douanier, au fonctionnement de l’OCLEI rappelle inévitablement le dicton “qui se sent morveux se mouche”. Et bien rares sont donc les syndicats capables de défendre leur sens de l’Etat en fustigeant les négociation catégorielles qui aboutissent à priver de toute logique –autre que celle des rapports de force institués à un moment donné– la hiérarchie des rémunérations à qualification donnée dans les différents statuts de fonctionnaires. Car telle est la situation depuis 2017, année où, face à un Etat veule, les syndicats ont mis en place une “échelle de perroquet”, qui permet à chacun de revendiquer les avantages qui ont été obtenus par tel autre, un processus d’agitation sociale sans fin au détriment de toute politique réfléchie et cohérente en matière de rémunération des agents de l’Etat. Les magistrats, le personnel de santé, les enseignants, les enseignants du supérieur, la justice, etc. se sont signalés par des grèves de plusieurs semaines, voire de mois entiers, les surveillants de prison, les préfets et sous-préfets, les commerçants, les administrateurs civils sont également entrés dans la danse, et j’en passe, puisque, aujourd’hui, c’est l’UNTM qui présente un imposant catalogue de revendications pour masquer celle à laquelle son syndicat de douaniers tient tant ! Les corps intermédiaires ne jouent donc qu’un rôle de groupe de pression au service d’intérêts particuliers, et refusent absolument –l’actualité prouve à suffisance leur jeu anti-national– toute prise en compte de l’intérêt supérieur de la Nation. Il est manifeste aujourd’hui que ces groupes de pression attaquent l’Etat chaque fois qu’ils le trouvent en position de faiblesse, alors que ce n’est pas ce qu’on attend d’un syndicat conscient de son rôle de corps intermédiaire. Ces faux syndicats ne sont pas les organes nécessaires à une société démocratique, ils jouent contre elle, sans égard pour l’unité nationale ni pour l’intérêt supérieur de la Nation. Quant aux récriminations et exigences répétées des fonctionnaires, à temps et à contretemps, elles ne servent précisément qu’à masquer une source essentielle du déséquilibre social et politique dont souffre le Mali : 90% des pauvres du Mali sont dans les zones rurales, où les fonctionnaires sont rarissimes ; de fait, il n’y a que 5,4 % de pauvres parmi les fonctionnaires, alors qu’il y en a plus de 50 % parmi les indépendants agricoles et les apprentis ou aides familiaux, c’est-à-dire la grande majorité de la population, et environ 24 % parmi les salariés du privé ou les indépendants non agricoles (EMOP 2018). Le pourrissement des corps intermédiaires s’est ajouté au pourrissement des institutions politiques, et la décennie ATT a été celle de la grande illusion : celle du consensus autour de la personne du général-président, gentil avec tout le monde, sans programme politique, partisan des arrangements “au petit soir” chez lui en tête à tête. Dans cette période de deuil un journaliste a pu écrire : “ATT, qui a découvert la vénalité d’une grande partie de la classe politique malienne, a inventé le consensus politique.”[1] Ce consensus dont on nous reparle aujourd’hui, comme si la politique était le lieu du consensus, alors qu’elle est le lieu de l’affrontement des intérêts et de leur arbitrage par la majorité (dans les régimes qui se veulent démocratiques) ou par la force brute (dans les régimes autoritaires). Dans la décennie d’illusion et d’aboulie qu’a été le pouvoir d’ATT, tout ce qui avait été fait précédemment en matière d’instauration de la démocratie a été défait : seules comptaient la personne du président et l’adulation des foules. L’illusion s’est dissipée lors d’un coup d’Etat rocambolesque en 2012, et l’ère des campagnes électorales présidentielles à grand spectacle commençait, IBK en a été le champion jusqu’au délire… L’illusion d’un nouveau mouvement démocratique Il est indéniable que la chute d’IBK a été obtenue par un vaste mouvement populaire de protestation, achevé par un coup d’Etat. La question est de savoir quelles forces politiques étaient à l’œuvre. Et là, il faut bien admettre que la principale, et de loin, était la popularité de l’imam Dicko, qui flirte avec le pouvoir politique depuis une bonne douzaine d’années. Dès 2009, il avait en effet réussi à rassembler une grande foule pour protester contre une réforme du code de la famille, une réforme qui améliorait légèrement le sort des femmes : aurait-elle été jugée “contre l’lslam” parce qu’une valeur essentielle de l’Islam serait que les filles doivent être mariées dès qu’elles sont pubères ? Sur ce genre de base, l’utilisation de la religion à des fins politiques sera désormais le credo politique de l’imam, ondoyant par ailleurs. Dix ans plus tard, libéré de la présidence du Haut conseil islamique, il crée un mouvement pour servir ses ambitions, la CMAS. En 2019, sa stratégie a consisté à fédérer tous les mécontentements, celui des défenseurs de Moussa Traore et anciens promoteurs de sa dictature, celui des anciens compagnons d’ATT, celui de militants de la lutte contre la corruption groupés derrière leur leader, et celui de tous les vieux chevaux de retour, anciens ministres déçus de n’être plus au pouvoir, avec leurs cliques personnelles, tous rejoints par quelques personnalités dont on se demande ce qu’elles sont allé faire dans cette galère. Un grand mouvement démocratique ? Non, beaucoup trop hétéroclite, trop visiblement et trop cruellement dépourvu de programme et même de pensée politique ! Un rassemblement de circonstance, uni pour un objectif à court terme, faire tomber un président épuisé et un régime vermoulu à force de corruption à ciel ouvert ! Un rassemblement promis à exploser dès que l’occasion de s’approcher du pouvoir se présenterait. Il n’était pas nécessaire d’attendre les dissensions entre l’imam, son mouvement et le M5-RFP pour comprendre que les sauveurs de la démocratie n’étaient pas là : au contraire, il n’y avait là qu’un ramassis de politiciens rompus aux grands discours démocratiques pour couvrir leurs pratiques résolument antidémocratiques et leur appât du gain. La junte l’a compris, elle a renversé IBK tout en affirmant qu’elle parachevait le travail du M5-RFP. Mais dès qu’est venue sur le tapis la question de la nomination d’un premier ministre de Transition, la réalité de l’infantilisme de la “classe politique” est apparue au grand jour : des personnalités qui n’ont jamais pu obtenir 5% des voix à aucune élection nationale se jugeaient parfaitement qualifiées pour servir le nouveau régime. C’est que, depuis 1991, l’opposition à l’instauration de la démocratie au Mali apprécie plus que tout les périodes de transition : la raison en est que, au cours ces périodes, le pouvoir est réparti entre des gens qui n’ont que la légitimité qu’ils s’attribuent mutuellement, et qui n’ont que faire de légitimité populaire. Le pouvoir passe entre eux de main en main : le peuple n’y est pour rien, il s’en désintéresse et il n’a d’ailleurs guère pour ces personnalités que l’indifférence occasionnellement polie que les pauvres hères réservent aux plus fortunés. Ces politiciens ont été incapables depuis trente ans de faire face aux graves problèmes du Mali, ils auraient changé ? Considérons un échec majeur de la classe politique alliée à la classe syndicale, l’une et l’autre soutenues par l’impuissance de la masse des parents : le massacre de la jeunesse malienne. Le massacre de la jeunesse Les résultats du DEF 2020 viennent d’être publiés, la session a été retardée, mais l’année scolaire a été sauvée ! 64 % des candidats ont réussi. Ce taux de succès n’est pas le plus élevé qu’aient connu les promotions précédentes : il était déjà de presque 70 % en 2018, et même de 73% en 2008. Le seul problème est de savoir comment il a été obtenu et ce qu’ont appris les enfants. Il a été obtenu dans le contexte du moment : le 7 septembre 2019, les élèves ont marché du Palais de la culture au Ministère de l’éducation nationale, pour réclamer la tenue des examens de fin d’année. La presse commente : “face à l’indifférence des parents, les élèves ont décidé de s’impliquer dans la résolution du bras de fer opposant le gouvernement aux enseignants grévistes : nous réclamons nos examens ! non à l’année blanche !” Pour apprécier pleinement justification et la portée de cette revendication, il faut savoir que l’année scolaire 2019-2020 n’a duré que deux mois, au lieu de neuf. Et donc les élèves, comme leurs parents, comme l’administration de l’éducation nationale, comme les députés, comme le ministre en charge de ce domaine, comme aussi les enseignants, tous sont d’accord sur un seul point : ce que les enfants apprennent n’a aucune importance, seul compte ce qu’on répond aux manifestants, bernés à peu de frais puisque, eux-mêmes, ils demandent à grand cris un diplôme qu’ils savent sans valeur aucune. “Sauver les années scolaires” l’une après l’autre comme le Mali le fait depuis des décennies, c’est ruiner l’éducation, c’est condamner le pays à un avenir de manœuvre des manœuvres de ses voisins ou des entreprises étrangères. Tous ceux qui ont trempé dans ces décisions inqualifiables -qu’ils soient de la majorité ou de l’opposition du moment– sont coupables de crime contre la jeunesse malienne et contre l’avenir du Mali. Car, il faut le savoir, les enfants n’apprennent rien à l’école au Mali ! On s’en convainc en lisant une étude de 2018, portant sur 44000 enfants de 6 à 14 ans, réalisée par l’OMAES en utilisant une méthode reconnue d’évaluation à domicile des compétences des enfants en lecture et en calcul. Cette étude montre que le tiers des élèves scolarisés dans le public sont notoirement handicapés en français, et que les 17% scolarisés dans les medersas ne savent pratiquement rien de cette langue. En calcul, les résultats ne sont pas beaucoup meilleurs (Bèèkunko, rapport 2018, p. 9 et 53). Déjà en 2012, il avait été constaté par le même organisme que seulement 7,7 % des élèves de 5ème année avaient pu lire correctement un texte du niveau 1 du curriculum (ce qui aurait donc dû être acquis à la fin de la seconde année de scolarité !). Et en calcul, seulement un petit tiers des élèves de 6ème année étaient capables de résoudre deux problèmes simples de la 2ème année fondamentale. [2] On a bien lu : en cinq année de scolarité, l’immense majorité des élèves n’a pas assimilé le programme de la première année (langue) ou de la seconde année (calcul). Ces résultats notoirement catastrophiques montrent que les jeunes maliens sortent illettrés de l’école, et en particulier incapables d’appliquer les opérations élémentaires de calcul aux problèmes que peut poser n’importe quel métier manuel : qui va les employer ?. C’est ainsi que l’inculture de masse règne désormais au Mali. Elle est la cause du chômage, et notamment du chômage des jeunes. Elle est la cause de la pauvreté, parce que personne n’est assez éduqué à se servir de ses capacités pour gagner sa vie par ses propres moyens. Elle est la cause de l’exploitation des plus pauvres par les plus riches, parce que les premiers sont incapables de se défendre. Elle est la cause de la faillite de l’expérience de démocratisation, car la démocratie repose sur des citoyens capables de réfléchir par eux-mêmes, bien informés, capables de choix bien pesés, tout le contraire de foules braillant dans les rues des slogans dictés par des manipulateurs qui travaillent pour leur propres intérêts. Refonder le Mali ? Refonder le Mali en remettant le pouvoir à des candidats dont le seul titre politique est la longévité dans le marécage politique malien serait une épouvantable escroquerie ! Refonder le Mali suppose que l’on nettoie les écuries d’Augias. Ce roi grec avait 3000 bœufs, mais ses étables étaient si mal entretenues qu’on ne pouvait plus y entrer. Il confia le problème à Héraklès (Hercule pour les Romains), qui le résolut en détournant deux fleuves de leur cours naturel : les grands moyens ! oui : les grands moyens, l’un des célèbres travaux d’Hercule ! L’horizon politique malien est bouché parce que les mêmes têtes sont aux affaires depuis trois décennies, et se sont montrées trop généralement corrompues et manifestement incapables de résoudre les problèmes du pays ; il faut déboucher cet horizon par un grand coup de balai dans les générations de politiciens corrompus et sans base électorale autre que leur clientèle privée. Ce n’est pas le M5-RFP qui refondera le Mali. Il n’était pas nécessaire d’attendre qu’il présente 14 de ses membres comme candidats à la primature[3] pour comprendre que la course aux places avait repris de plus belle, et chez lui qui prétend la combattre ; et le retrait de la candidature du gendre de l’imam Dicko n’a fait que rappeler l’éclatement du rassemblement en une multitude d’intérêts personnels. A ceux qui comptent sur les politiciens regroupés dans le M5-RFP pour rétablir la démocratie, faut-il rappeler qu’au premier tour des présidentielles depuis 2002 Mountaga Tall n’a jamais recueilli plus de 4% des voix, Choguel Kokala Maïga ou Mamadou Mariko 3% ; chacun rassemble sur son nom 13000 à 60000 voix alors qu’il en faut au moins 5 fois plus pour être dans la course. Leur poids électoral national est négligeable, et c’est la raison pour laquelle ils travaillent si activement depuis trente ans à provoquer des transitions, comme on les voit aujourd’hui tenter par tous les moyens de se faire une place dans l’actuelle Transition. Nettoyer les écuries d’Augias nécessite que toutes les affaires récentes, et éventuellement plus anciennes, si elles n’ont pas été instruites et jugées, soient traitées par la justice et conduites jusqu’à jugement et exécution de la sentence. Tous les condamnés, quels que soient les montants détournés, devraient être exclus de toute activité politique pour le restant de leurs jours, indépendamment de toute autre peine éventuellement prononcée par les tribunaux. Il va de soi que les dirigeants d’institutions, de syndicats, d’associations, de coopératives, comme tous les titulaires de mandats politiques, du niveau villageois au niveau national, devraient être soumis à un pareil examen dès qu’ils ont été repérés par l’un ou l’autre des organismes de contrôle (OCLEI, BVG, CENTIF, cellule économique et financière du parquet…), avant d’être jugés. C’est seulement s’ils sont blanchis qu’ils seraient autorisés à reprendre une activité politique. Les fonctions électives ne doivent plus être recherchées par des gens qui ne visent en réalité que l’immunité qui leur est attachée. Nettoyer les écuries d’Augias, ce sera aussi redonner, par des paroles fortes et si besoin par des sanctions exemplaires, le sens de l’Etat, le sens de l’intérêt public, le sens des valeurs essentielles nécessaires à une vie en société qui ne dépende pas que de la force brute : la solidarité, qui implique redistribution des riches vers les pauvres (et pas l’inverse), l’honnêteté, la franchise, notamment. Les enquêtes d’opinion montrent que tous les corps de fonctionnaires ont à réapprendre des comportements fondés sur ces valeurs, qui n’ont plus de place que dans les discours. Ces enquêtes (Mali-mètre, Afrobaromètre,[4] INSTAT[5]..) ne doivent pas servir seulement à polir l’image du Mali auprès de certains milieux internationaux et à informer l’assistance technique étrangère : ce sont des sources utiles à la définition par les autorités des politiques nationales, et par exemple des politiques de réforme de la fonction publique. Et pour commencer, seul un pouvoir fort pourra, par des sanctions exemplaires, redonner du sens à des expressions que la classe politique et la classe syndicale ont galvaudées d’une façon scandaleuse. Conclusion Or, précisément, le Président Bah Ndaw a eu des phrases fortes sur le sujet qui a été la marque du pouvoir depuis une bonne vingtaine d’années, et qui a finalement conduit à la chute des deux derniers présidents, ATT et IBK : “Je ne peux pas promettre zéro corruption mais je ferai tout pour que l’impunité zéro soit la norme. L’argent public est sacré et je ferai en sorte qu’il soit dépensé, de manière traçable et raisonnable. Avec tous les sacrifices que cela comporte, en termes de mesures systémiques et de répression des crimes et délits économiques. Tous les dossiers d’enquêtes réalisées par nos structures de vérifications seront transférés au juge, au besoin. Il m’appartiendra de garantir à la justice les moyens de diligenter leur traitement.”[6] Il est urgentissime de passer à l’application pour regagner le soutien populaire des premiers jours. Le respect par la junte elle-même des meilleures pratiques existant au Mali (à commencer par la déclaration publique de ses biens en début de mandat) serait la manifestation évidente et incontestable de cet engagement. Il montrerait que les nouvelles autorités sont déterminées à donner l’exemple, et beaucoup de personnes comprendraient que le vent a vraiment tourné, et que les pratiques de pillage systématique de l’Etat sont désormais passibles des sanctions que prévoient les textes, et éventuellement de quelques autres, plus lourdes si nécessaire. Il est évident que, pour la mise en œuvre de toute refondation de l’Etat, la mauvaise réputation des fonctionnaires et notamment des magistrats et des policiers présente une difficulté, qui sera renforcée par les cris d’orfraie de tous ceux qui se savent coupables et qui tenteront de se défendre en parlant de chasse aux sorcières. Mais il faut bien reconnaître que les politiciens aujourd’hui en vue sur les estrades et sur les écrans, –majorité et opposition se sont parfaitement entendues sur ce point—ont été incapables de mettre de l’ordre dans la maison Mali depuis des décennies. Le Mali n’en sortira pas par des demi-mesures. Le dialogue avec la classe politique est sans issue, parce qu’il n’y a pas, au Mali, de classe politique décidée à prendre ses responsabilités pour réaliser les réformes importantes, précises et difficiles qui s’imposent. Il faut souhaiter que la Transition soit suffisamment longue pour faire émerger une nouvelle génération de militants politiques ayant le Mali au cœur, pas la fortune. Une forme de dialogue politique entre le pouvoir et l’opinion publique est donc à inventer, qui aura donc une importance considérable : l’opinion doit être informée directement des intentions, des objectifs, des méthodes et des résultats des dirigeants politiques, et ses réactions doivent être prises en compte. Augustin Cisse a plaidé pour la poursuite de grands rassemblements sur la place de l’indépendance “à chaque étape d’évolution de la transition pour rendre compte au peuple, là où tout a commencé, des avancées tactiques et stratégiques […], occasion de se ressourcer, de s’ajuster à temps pour éviter des ratées.” C’est une éventualité à considérer, susceptible d’améliorer la communication des autorités et de reprendre le dialogue politique en dehors des termes viciés par le bagout et la mauvaise foi des politiciens, et en dehors des arènes dans lesquelles ils veulent enfermer le débat pour se passer le pouvoir entre eux, de main en main, en dehors de tout arbitrage électoral. De la junte, il faut donc espérer qu’elle sera à la hauteur de la tâche de refondation : par l’exemple qu’elle donnera elle-même d’un comportement irréprochable et d’un souci permanent de servir le Mali, par la distance qu’elle gardera avec tous les politiciens en vue qui ne cherchent que des places de pouvoir ou des immunités ou des contrats et autres arrangements juteux, par la fermeté dont elle fera preuve pour annoncer et réaliser les réformes de grande ampleur et de grande portée qui s’imposent, par la clarté de sa vision du Mali refondé, par son souci pédagogique à l’égard de l’opinion citoyenne, par les exemples qu’elle fera dans les divers corps de l’Etat pour imposer le retour à la notion de service public et d’intérêt national, ainsi que le retour à l’appréciation des performances collectives et des mérites individuels. Ce n’est pas sans tristesse, sans dépit, sans rage qu’on a vu le 18 août le Mali persévérer dans la voie des coups d’Etat à répétition. Mais la démocratie est encore à instaurer au Mali, et tous ceux qui protestent depuis trente ans contre les résultats électoraux ont montré qu’ils n’admettent même pas la forme la plus élémentaire de régime démocratique. C’est donc de cette engeance qu’il faut débarrasser le pays, avant de le refonder : il est clair désormais que la refondation ne peut pas être à nouveau un slogan politique destiné à cacher de nouvelles turpitudes, mais qu’elle ne peut être qu’une étape d’extrême sévérité dans l’application de principes défendus avec la plus grande énergie par ceux qui ont aujourd’hui la responsabilité de conduire l’Etat. Il faut espérer aussi que les pays voisins et la soi-disant “communauté internationale” comprendront cette fois-ci ce qu’ils n’ont pas voulu admettre en 2012 : que la démocratie n’est pas dans l’élection présidentielle hâtive à grand spectacle ! qu’elle doit être replantée dans le terreau malien, qu’elle doit être pratiquée, protégée et soignée comme une plante fragile pendant des décennies. Que l’esprit de Saint-Just garde le Mali de nouveaux Pinochets !

 

Source: malikile.com

 

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