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Soumana SAKO: « la IIIème République a péché par de graves défaillances dans la gestion publique »

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Soumana SAKO, « Zou » pour les intimes, ancien ministre des Finances et du commerce en 1986, où il a bénéficié du sobriquet « Monsieur salaires » pour avoir réussi à régulariser le salaire des fonctionnaires qui accusaient 3 à 4 mois de retard. Pour cet exploit, Soumana SAKO a vite conquis la confiance des Maliens particulièrement celle des putschistes de 1991 qui furent de lui le Premier ministre de la transition. Aujourd’hui président d’honneur de la Convention nationale pour une Afrique solidaire (CNAS-Faso Héré), Zou est parmi les acteurs clefs du mouvement démocratique pour avoir conduit les premiers pas de la démocratie malienne. Avec ce que cela implique comme initiatives en matière de réformes institutionnelles, politiques et économiques pour le Mali nouveau. Sans fard et avec la grande franchise qu’on lui connait, l’ancien Premier ministre de la transition, à l’occasion du 25ème anniversaire de la victoire des libertés démocratiques, consacrée par la révolution de Mars 91, Soumana SAKO, évoque, ici, dans nos colonnes, l’idéal du changement de la révolution populaire. Par des formules-chocs, dont il a le secret, sans détour, ni vanité, Zou dit haut et fort ce qui a marché et ce qui n’a pas marché pour le Mouvement démocratique.
À l’opposé de beaucoup d’autres observateurs, Soumana SAKO, s’agissant du bilan du Mouvement démocratique, n’est pas en faveur d’un nihilisme creux : si tout n’a pas bien fonctionné, comme le sous-tendait l’espoir suscité par la révolution du 26 Mars 1991, il ne faudrait pas pour autant « jeter le bébé “» démocratie” » avec l’eau du bain », reconnait-il, tel dans une prémonition politique dont il se garde de généraliser. Tant les « démocrates de 1991 ne peuvent pas faire l’économie d’un examen de conscience et d’un bilan critique de la gestion des affaires publiques sous la IIIème République, et ce, dans le but non pas de renier les valeurs, la nécessité historique et la portée politique de mars 1991, mais plutôt » d’en assumer les effets pour un pays nouveau.

Info-Matin : Monsieur le Président, pouvez-vous nous parler de ce qu’il faut entendre par « Mouvement démocratique » ; le contexte de ce Mouvement ; l’esprit ?

ZOU : Le Mouvement démocratique a conduit la lutte du Peuple malien contre la dictature et pour l’avènement du multipartisme et de la démocratie pluraliste. Au plan évènementiel, après la grandiose marche unitaire, réussie du 30 décembre 1990, qui avait fortement ébranlé l’ancien régime, il a été formellement créé, pour ainsi dire, à la suite de graves évènements du vendredi 22 mars 1991, marqués par une sanglante répression des manifestations populaires qui, depuis quelques mois déjà, réclamaient l’ouverture politique et la fin du calvaire de larges couches sociales qui ployaient sous le poids de la misère et de l’absence de perspectives pour la jeunesse. Ce jour-là, la centrale syndicale, le barreau malien, l’AMDH, les mouvements de jeunes, comme l’AEEM, l’AJDP, l’ADIDE, la JLD de même que les différentes associations à vocation politique dont certaines, à la faveur d’une ordonnance de 1959 de la république soudanaise inspirée de la loi française de 1901, servaient de paravent légal à des partis politiques, entrés en clandestinité souvent depuis le coup d’État du 19 novembre 1968, ont compris la nécessité de constituer un front uni contre le régime de l’UDPM. Cependant, sur le plan de l’analyse historique, il convient de retenir que l’émergence du Mouvement démocratique est le résultat d’un long processus qui, pour certains des acteurs, avait commencé bien avant le coup d’État de 1968 contre le président Modibo Keïta, le Père de l’Indépendance, et qui s’était heurté à la féroce répression de la dictature militaire. Il convient de citer, par exemple, l’Union Nationale des Étudiants du Mali (UNEM, avec un seul (E) qu’avec d’autres camarades de l’ENSUP, de l’École de Médecine et de l’ENA nous avons créée en novembre 1973.
Naturellement, comme c’est le cas pour tous les mouvements et organisations du genre « Front », subsistaient de graves contradictions internes, doublées de méfiance et de suspicions personnelles, nées des contraintes mêmes et des vicissitudes de la clandestinité des luttes contre le régime policier du CMLN et le parti unique constitutionnel de l’UDPM. De plus, l’accélération des évènements ainsi que le bref délai écoulé entre la naissance « formelle » du Mouvement démocratique et la chute du Général Moussa Traoré le 26 mars 1991, n’ont pas permis aux principaux acteurs de bien analyser ces contradictions, de les affronter objectivement en toute connaissance de cause et de convenir d’un agenda politique clair à moyen et long terme pour leur résolution ordonnée une fois réalisée la victoire sur le régime sclérosé de l’UDPM à bout de souffle.
L’euphorie compréhensible, créée par la victoire commune, n’a pas empêché ces contradictions internes et ces suspicions personnelles de remonter très tôt à la surface, avec les graves conséquences que l’on sait sur l’unité de pensée et d’action du Mouvement démocratique, une fois au pouvoir. La quête de multipartisme s’est donc révélée être le plus grand dénominateur commun des différentes composantes du Mouvement démocratique, auxquelles une frange importante de jeunes officiers des Forces Armées et de Sécurité avait décidé de prêter main-forte pour parachever la lutte démocratique et populaire. Un groupuscule clandestin qui, à l’époque, avait une certaine emprise sur l’AEEM et le CNID, deux des artisans majeurs du 26 mars, a même fait circuler un tract d’inspiration anarcho-trotskiste contre le CTSP et le gouvernement de transition.

I.M : Quel est l’état d’âme qui vous anime en votre qualité d’acteur de premier plan, parmi tant d’autres, 25 ans après, au-delà du devoir accompli en son temps ?

ZOU : Vous faites bien de rappeler qu’au-delà de notre personne, il y avait beaucoup d’autres acteurs de premier plan, dont de braves femmes et d’intrépides jeunes, souvent anonymes d’ailleurs, des villes comme des campagnes et ce, non seulement dans la phase de la lutte contre les régimes successifs du CMLN et de l’UDPM, mais aussi durant la période de la Transition démocratique de 1991/1992. A contrario, des individus qui n’y ont joué aucun rôle ou qui ont plutôt volé au secours de la victoire ont plus tard, et à la faveur des moyens d’influence que leur a procurés leur accession aux postes de responsabilités politiques et gouvernementales, tenté de s’attribuer des mérites imaginaires. Dans le même temps, nous ne devons pas oublier des personnes qui, quoique peu connues du grand public, ont pourtant joué un rôle clé dans la réussite de la transition démocratique. C’est le lieu pour nous de saluer la mémoire de feu Wamara Fofana, à l’époque ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé des Réformes Institutionnelles et de la Décentralisation, un grand cadre patriote, compétent, intellectuellement et moralement intègre et d’une humilité sans fard, qui est le concepteur de l’essentiel des textes ayant encadré les importantes réformes institutionnelles, liées aux élections dans un contexte pluraliste inédit, à la libre administration des collectivités, à la décentralisation et au Pacte national du 11 avril 1992. C’est le lieu aussi de saluer le patriotisme et l’engagement démocratique de ces trois militaires, hommes du rang qui, alors que les services officiels de renseignements n’avaient rien vu, nous ont opportunément tenus informés des préparatifs de la tentative de coup d’État déjouée, le 15 juillet 1991.
Nous pouvons vous dire que chacun et chacune des membres du gouvernement de transition qui, sous la haute autorité du CTSP, a eu à conduire simultanément – fait suffisamment rare dans l’histoire de l’Afrique et du reste du monde pour le souligner objectivement- le double processus de réformes politiques et de réformes économiques se sont voué corps et âme à la bonne exécution de la mission que le peuple et l’histoire leur avaient confiée. Nous avions le sentiment d’être des privilégiés de l’histoire parmi les mille et un autres cadres du Mali qui auraient pu être appelés aux responsabilités à cette conjoncture particulièrement épique et exaltante. Personne d’entre nous ne s’était dit : faisons ceci ou cela pour recevoir des fleurs ou pour notre intérêt politique ou matériel personnel. Bien au contraire, nous n’avons jamais hésité à mettre en avant l’intérêt politique ou économique à moyen et long terme du peuple par rapport à des calculs politiciens de type populiste. Par exemple, nous n’avons pas hésité à braver la toute puissante UNTM, la centrale syndicale unique de l’époque, assurant la vice-présidence du CTSP, et tout auréolée de la réussite de sa « grève générale illimitée, jusqu’à la chute du régime », qui n’avait pas vu l’impact hyper inflationniste, donc catastrophique, de certaines de ses revendications non seulement pour précisément les salariés à revenus fixes, mais aussi pour l’ensemble des investisseurs et des ménages dans un contexte de rigidités structurelles de l’offre. Avec l’appui du Président Amadou Toumani Touré, nous avons maintenu cette position ferme même à l’occasion des négociations qui ont abouti au Pacte social du 8 mai 1992 contre l’avis du président élu, lequel avait été consulté sur nos instructions par le ministre du Travail et de la Fonction Publique, M. Daba Diawara. En revanche, nous avons conçu et mis en œuvre, en consultation avec l’UNTM et contre l’avis du FMI qui s’opposait à toute augmentation de la masse salariale, une solution alternative consistant à accorder une plus grande augmentation aux bas salariés tout en veillant à ne pas trop rétrécir l’éventail des salaires : c’était à la fois la justice sociale et la rationalité économique. Nous avons fait preuve de la même fermeté et du même rejet du populisme à la petite semaine en recadrant dans le sens de la justice sociale et de la durabilité économique certaines revendications maximalistes de groupes aussi puissants que l’AEEM et l’ADIDE, tous acteurs de premier plan de la chute du Général Moussa Traoré. En lieu et place d’un populisme facile, auquel des politiciens ne voyant pas plus loin que le bout de leur nez électoral auraient facilement succombé, nous avons plutôt apporté des solutions alternatives économiquement durables et socialement plus justes dans le sens de l’amélioration du pouvoir d’achat des travailleurs, de la création d’empois productifs et dignes pour les diplômés jeunes et moins jeunes, à travers l’AGETIPE, de la mobilisation de l’épargne et de la promotion des investissements à travers l’ACI, le programme des Grands Travaux, l’accélération des travaux du 2ème pont de Bamako, de la construction de la ligne électrique haute tension Sélingué-Ségou et Manantali-Bamako, de modernisation de l’aéroport de Tombouctou, la simplification des procédures administratives, le nouveau Code minier, le Code des Marchés publics prévoyant une règle de préférence nationale pour les entreprises locales, l’Ordonnance organisant la liberté des prix et la concurrence, y compris des clauses de sauvegarde, la lutte contre la corruption, le contrôle physique des agents de l’État, la création du stage pour jeunes diplômés, la réforme institutionnelle du secteur rural, la réforme de la fiscalité, la libéralisation du secteur des télécommunications, etc., pour ne citer que ces quelques initiatives phares qui nous viennent immédiatement à l’esprit.
Sur un plan plus politique, avec l’ensemble des autorités de la transition, nous avons su résister à la passion et aux pressions populaires de l’époque visant à instaurer non pas un État de droit, mais plutôt un État d’exception qui aurait conduit à exécuter sommairement et sans procès le Général Moussa Traoré et tous les dignitaires du régime défunt. Avec le Président Amadou Toumani Touré, nous avons mis en avant les exécutions du régime stalinien qui avaient valu à l’Union soviétique de graves déchirements politiques et sociaux ainsi que de profondes révisions posthumes de condamnations suivies d’exécutions souvent hâtives. Nous avons également fait valoir qu’ayant tous les deux occupé de hautes fonctions sous l’ancien régime, nous nous exposions demain, compte tenu de la versatilité de l’opinion publique, à l’accusation d’avoir voulu « faire taire » Moussa Traoré à jamais pour nous « couvrir » en évitant un procès public et régulier. Nous avons enfin insisté sur le fait qu’en matière pénale, la responsabilité était individuelle et que nous ne saurions partir du postulat que tous les dignitaires de l’ancien régime étaient coupables tout simplement parce qu’ils étaient membres du BEC ou du gouvernement à la date du coup d’État. Un procès en bonne et due forme, permettant de mettre publiquement à nu les mécanismes et les responsabilités individuelles, ayant conduit à la répression sanglante et à la gabegie financière de l’ancien régime, aurait en outre valeur dissuasive et pédagogique pour tous détenteurs de la puissance publique. C’est le lieu de souligner que M. Mamadou Ouattara, à l’époque ministre de la Justice, Garde des Sceaux, avait, devant la Conférence Nationale, fait un excellent plaidoyer en faveur de l’État de droit par opposition à l’État d’exception.
Dans la conduite de la transition, nous n’avions pas conscience d’être parfaits ou infaillibles, mais nous nous étions tous dédiés sans calcul et sans réserve à faire de notre mieux, en laissant au peuple et à l’histoire le soin de juger.
Le 8 juin 1992, le CTSP et le gouvernement de transition ont transmis le pouvoir au président élu Alpha Oumar Konaré après avoir résisté aux pressions de groupes influents qui, soit demandaient l’annulation du scrutin présidentiel en invoquant la faiblesse du taux de participation – environ 18 %, soit faisaient une certaine lecture d’une clause de l’Acte Fondamental en vertu de laquelle les autorités de la transition restaient en fonction jusqu‘à la mise en place des institutions de la IIIème République.
Aujourd’hui, 25 ans après la Révolution du 26 mars 1991, nous pensons que le peuple malien a de bonnes raisons d’être fier de l’œuvre accomplie jusqu’au coup d’État du 22 mars 2012 non seulement par la transition démocratique 1991/1992, mais aussi par les présidents et gouvernements successifs de la IIIème République, notamment en comparaison du manque de perspectives qu’offrait le régime défunt. Des acquis considérables ont été enregistrés en matière de libertés publiques et individuelles, y compris dans le domaine de la liberté de presse et d’opinion, d’infrastructures physiques à vocation économique ou sociale, de progrès indéniables sur divers indicateurs socioéconomiques et d’élargissement de l’espace de participation de la société civile. Aussi, la Constitution démocratique de janvier 1992, l’un des principaux acquis de la Conférence nationale et qui est loin d’être une copie, pâle ou brillante, de la Constitution française de 1958, a non seulement résisté aux coups de boutoir des forces restauratrices et anti progressistes, mais aussi, et surtout servi de point de ralliement et d’argument irréfutable pour le combat des forces républicaines et démocratiques contre la junte de Kati.
Certes, quoi que globalement satisfaisant en dépit de la tache noire que représente indubitablement la débâcle militaire face à l’offensive de la nébuleuse séparatiste et djihadiste dans le nord du pays, le bilan est loin d’être parfait. La crise de l’école, le chômage des jeunes, les difficultés d’accès géographique ou économique aux services sociaux de base, la paupérisation des couches urbaines et rurales, la corruption, l’injustice sociale, la spéculation foncière et l’accaparement des terres urbaines et rurales, la personnalisation du pouvoir et le culte de la personnalité, l’affairisme aux dépens du travail et de l’investissement productif, toutes tares qui avaient servi de ferment à l’insurrection populaire contre l’ancien régime, restent encore d’actualité et ont parfois même pris une ampleur inégalée. La IIIème République a, à ce jour, produit beaucoup de politiciens, peu d’hommes politiques et encore moins d’hommes d’État, tout en favorisant la montée en puissance de politiciens de type nouveau instrumentalisant la foi religieuse à des fins politiques et électoralistes.
L’économie est restée essentiellement une économie de traite fortement extravertie basée sur de micro-petites unités plutôt commerciale qu’industrielles, un secteur minier de type enclavé à faible effet d’entraînement sur le reste de l’économie et largement contrôlé par des groupes miniers étrangers, et une agriculture essentiellement familiale, sous-équipée, largement tributaire des aléas pluviométriques, à faible productivité et à fort impact environnemental. La croissance économique réelle, mesurée par la variation du PIB qui masque le fait qu’une bonne partie de la plus-value créée va vers les non-résidents, a été largement insuffisante pour lutter contre la pauvreté. L’exode rural, symptôme de l’inadéquation des politiques de développement, est venu grossir la masse de chômeurs urbains et aggraver l’insécurité. La crise ivoirienne du début des années 2000 et la crise financière mondiale de 2008/2009 n’ont certainement pas arrangé la situation économique du Mali.
Notre sentiment d’ensemble est que, face aux énormes attentes sociales exacerbées précisément par la libération de la parole et l’explosion des média, un phénomène que les spécialistes du développement connaissent sous le vocable de « revolution of rising expectations », la IIIème République aurait pu mieux faire. Cela dit, il convient de préciser que la démocratie ne donne pas, en elle-même, une garantie de bonnes performances économiques et de bien-être social pour tout le monde. En réalité, telle n’est même pas sa vocation intrinsèque et quintessentielle par opposition à la dictature, sinon on n’observerait pas dans les pays occidentaux le phénomène quasi endémique des millions de sans-abris et de chômeurs, la crise des banlieues et des ghettos, la crise du logement et de l’agriculture, la faillite de l’école publique et de la santé, etc., etc. Même si, dans le feu de l’activité insurrectionnelle et afin de mobiliser le maximum de groupes sociaux, certains acteurs du Mouvement démocratique avaient fait des promesses plutôt démagogiques, en tant que gouvernement de transition, nous avions été très clairs avec le peuple à l’époque : le 26 mars ne signifie pas que le Président Moussa Traoré et sa famille étaient, comme le croyait le citoyen lambda, assis à Koulouba sur des milliards du peuple et que les en déloger suffirait ipso facto et immédiatement pour faire de chaque Malien et de chaque Malien des milliardaires instantanés. Ce que la démocratie réelle permet, c’est de créer un cadre institutionnel consacrant la souveraineté du peuple, l’alternance au pouvoir, la gestion pacifique des conflits, évitant la concentration des pouvoirs, organisant la transparence et l’obligation de reddition de comptes pour tous détenteurs de la puissance publique et tout responsable des deniers et biens publics, rendant ainsi possible d’offrir, non pas une égalité de résultats économiques et sociaux, mais des chances et des opportunités égales pour tous. Aujourd’hui, nonobstant les contreperformances et les motifs légitimes de déception de nos compatriotes par rapport aux difficultés de la vie quotidienne et la persistance de certaines pratiques de mauvaise gouvernance politique, économique et financière, qui avaient gangrené l’ancien régime, ils ne sont pas très nombreux ceux des Maliens et des Maliennes qui pensent que jusqu’au 25 mars 1991, le Mali était un paradis que des martiens auraient envahi et transformé en enfer le 26 du même mois. Même ceux qui, avec le coup d’État du 22 mars 2012 et au prix d’une campagne forcenée de dénigrement et de calomnies contre la république, la démocratie et la Constitution, avaient caressé le vain espoir d’une restauration ont vite compris qu’il était difficile de faire faire marche arrière à la roue de l’histoire. Nous savons aussi que, à travers l’histoire et sur tous les continents, à la phase d’euphorie générée par la chute d’une dictature, suit toujours une phase de déception, car les problèmes structurels ne peuvent pas se résoudre sur une courte période comme par un coup de baguette magique. La persistance des difficultés et l’apparition de nouveaux problèmes font que la nature humaine tend à idéaliser le passé, le « bon vieux temps » et l’apparente « tranquillité » que procurait l’immobilisme du régime de dictature. Cette perspective historique, qui n’est en rien une excuse pour les lacunes et les errements du bilan du mouvement démocratique au pouvoir, permet de comprendre et de relativiser l’ampleur et l’impact de la campagne de réécriture de l’histoire du Mali par les forces de la restauration anti démocratique.

I.M : On a coutume de dire que la révolution mange ses enfants. Le 26 Mars malien a-t-il mangé ses enfants que vous êtes après tant de coups bas et de divisions en votre sein ou est-ce le 26 mars qui a été mangé par ses enfants dont certains, malheureusement, ne se sont pas montrés meilleurs gestionnaires de la chose publique que les dirigeants d’alors qu’ils ont vigoureusement et courageusement combattus ?

ZOU : Il est vrai que, déjà sous la transition démocratique 1991/1992, les rivalités personnelles, les guerres de positionnement et les compétitions électorales pour l’accession au pouvoir avaient commencé à semer la zizanie entre acteurs du Mouvement démocratique et pris le pas sur l’éducation politique, civique et morale de nos compatriotes, et singulièrement les militants de partis politiques et membres d’associations publiques, aux exigences nouvelles de la citoyenneté en régime de démocratie pluraliste et d’État de droit. Ce phénomène, qui n’est pas l’apanage des régimes démocratiques, a été aggravé du fait de certaines erreurs, voire des fautes, stratégiques commises par les hauts responsables du premier quinquennat de la IIIème République qui, voyant dans la popularité –réelle et indéniable à l’époque- des responsables de la transition démocratique une source de concurrents potentiels pour les échéances électorales de 1997 et une menace pour la consolidation de l’assise populaire de leur régime, ont cru devoir déclencher, contre tout bon sens, une campagne hystérique de dénigrement – sans aucun fondement- et de calomnies gratuites contre la transition démocratique. La campagne forcenée visant, de façon cruellement machiavélique, car sur le même bilan, à vanter le président du CTSP et à vilipender le chef du gouvernement, consistait à faire croire à l’opinion publique que les problèmes du Mali étaient imputables, non pas aux 23 longues années du régime CMLN/UDPM, mais plutôt aux 14 petits mois de la transition démocratique. Ce faisant, les responsables de l’Adema, qui, manifestement et pas plus d’ailleurs que de nombreux responsables d’autres composantes du Mouvement démocratique, n’étaient pas prêts pour l’exercice du pouvoir d’État et peinaient à faire le bond qualitatif de politiciens à hommes d’État, ajoutaient de l’eau au moulin des partisans du président Moussa Traoré, ceux-ci se frottant les mains de cette aubaine inattendue et s’en allant clamer partout, citation : Vous dites que la transition fut une catastrophe ; or, avec vous-mêmes, les choses ne s’améliorent pas, donc pourquoi avoir chassé l’UDPM du pouvoir ? Fin de citation. Ce ne fut donc point une surprise lorsque les héritiers politiques de l’ancien régime ont, dès le lendemain de la clôture du procès dit des crimes économiques, déposé les textes portant recréation de leur parti sous son appellation originelle UDPM. Ce faisant, le Mouvement démocratique malien ne se rendait pas compte qu’il se faisait lui-même harakiri et qu’il sacrifiait l’esprit révolutionnaire de mars 1991 sur l’autel des ambitions personnelles et de l’instinct – humainement compréhensible au demeurant- de conservation du pouvoir.
La recomposition politique qui s’en est suivie, accélérée par la crise post électorale de 1997, a vu d’étranges compagnonnages entre telles ou telles composantes du Mouvement démocratiques et telle ou telle autre force politique naguère taxée de force de la restauration. Les calculs électoralistes et l’instinct de conservation des gains de la corruption ont culminé dans les élections générales de 2002 qui, au nom du « consensus », ont marqué la mise sous l’éteignoir de la flamme révolutionnaire et de l’esprit de mars 1991.
Vous avez vu juste. En effet, c’est plutôt la révolution de mars qui a été largement mangée, phagocytée et vomie par certains de ses enfants, et non des moindres, nonobstant la déclaration de la journée du 26 mars comme fête légale et officielle du Mali par le gouvernement de transition de 1991/1992. Le coup de massue du 22 mars 2012 a vu d’emblématiques leaders du Mouvement démocratique ou des personnalités politiques et gouvernementales de la IIIème République saluer et accompagner ce qui avait pour objectif ostensiblement avoué et affiché d’enterrer mars 1991. Après l’irruption brutale de la junte militaire de Kati sur la scène politique, peu d’acteurs politiques et sociaux, en dehors de notre parti, la CNAS-Faso Hèrè, et de l’ADPS, le regroupement politique dont il est membre, ont continué à exiger publiquement le retour non seulement à la Constitution de janvier 1992, mais aussi et surtout à l’ordre politique et institutionnel issu de la révolution du 26 mars 1991.
Nous avions, dans un autre contexte, soutenu en 1996 dans une communication faite à l’UCLA, l’Université de Californie à Los Angeles, que, d’une part, l’élection démocratique ne faisait pas d’un président élu un démocrate et, d’autre part, que la démocratie avait, aux yeux du peuple, une valeur à la fois intrinsèque et instrumentale. En d’autres termes, un régime démocratique qui n’arrive pas à répondre à la demande sociale et aux aspirations du peuple au mieux-être sur fond de faiblesse de l’autorité de l’État s’exposait fortement au danger d’une restauration néo-fasciste.
Vous avez raison, une fois de plus. La IIIème République a péché par de graves défaillances dans la gestion publique du fait notamment de sérieuses défaillances dans la désignation des hommes et des femmes chargés de l’animation des institutions républicaines, y compris la haute administration d’État et les Forces Armées et de Sécurité. Il n’y a pas d’institutions fortes sans « » hommes forts » », car une institution ne vaut que de par la valeur intrinsèque des hommes et des femmes chargés de l’animer.
L’esprit de mars 1991 trahi par certains acteurs-clés du Mouvement démocratique, la porte était ainsi largement ouverte à 1) l’officialisation de la corruption politique à travers l’adoption, en violation des résolutions de la Conférence nationale de juillet/août 1991, d’une loi « » démocraticide » » autorisant le financement public des partis politiques ; 2) la mise en cause des valeurs de la république et de la démocratie par une loi de 2006 organisant la désignation des chefs de village « » par les voies traditionnelles en vigueur dans la localité » », remettant ainsi en cause les acquis démocratiques de la suppression des chefferies traditionnelles intervenue en 1958 sous le régime de l’USRDA, le parti de l’indépendance et enfin, 3) à la mise à mal de la laïcité de l’État, un principe constitutionnel intangible, de par la désignation des confessions religieuses pour assurer la présidence de la CENI.
L’implantation de réseaux de clientélisme politique mafieux, la généralisation de la corruption et de la vénalité des postes publics, jusques et y compris au sein des Forces Armées et de Sécurité, l’encouragement des jeux du hasard comme source de progrès économique en lieu et place du travail créateur et de l’esprit d’entreprise, le laxisme dans la gestion du phénomène djihadiste et du crime organisé transfrontalier dans le Nord ainsi qu’une certaine naïveté dans le traitement des touaregs « » maliens » » rentrant de Libye avec des armes de guerre à la faveur de la chute de Muamar Kaddaffi, la crise scolaire, la persistance du chômage des jeunes et la misère des campagnes rurales et des zones péri urbaines, notamment à Bamako, expliquent largement- sans toutefois le justifier du tout, le putsch anti démocratique de mars 2012 et la chute de plus des deux tiers du territoire national aux mains de la nébuleuse djihadiste et séparatiste menée par AQMI et ses alliés locaux.
Au total, du fait des défaillances des hommes, y compris certains acteurs-clé du Mouvement démocratique, la démocratie malienne a pris un sérieux coup, au point d’apparaitre largement comme une démocratie censitaire – avec des élections dont le facteur déterminant est l’argent, quelle qu’en soit l’origine – où les hauts postes électifs ou nominatifs, véritables situations de rente au lieu d’être des leviers pour opérer des changements qualitatifs au bénéfice du Peuple, reviennent aux plus offrants et où le mérite professionnel, la compétence, l’intégrité et le patriotisme sont plutôt un gros handicap, voire perçus comme un danger pour les tenants du pouvoir et leurs acolytes. Comme, dans le même temps, une attention insuffisante a été consacrée à la construction et à la consolidation d’un État fort et efficace non seulement dans la conduite du développement économique et social, mais aussi dans la préservation de l’ordre public républicain, la catastrophe de mars 2012 ne peut être considérée comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. À titre d’illustration, la faiblesse des capacités d’analyse et d’anticipation du semblant d’État au Mali n’a pas permis aux gouvernements successifs de voir la bombe à retardement que représentait le changement de la structure démographique de la société malienne, avec près de 2 maliens sur 3 ayant moins de 25 ans et une cohorte additionnelle de 300 mille jeunes se présentant chaque année sur un marché du travail offrant peu d’emplois et une école en crise produisant une masse d’illettrés et de semi-lettrés représentant autant de cibles faciles pour la propagande des milieux putschistes, anti républicains, anti démocratiques, obscurantistes et anti-laïcité. L’État n’a pas pris non plus l’exacte mesure du changement climatique et de ses conséquences sur la sécurité, la stabilité et la coexistence pacifique entre communautés de nomades et de sédentaires dans le Nord du Mali. De même, la déliquescence des Forces Armées et de Sécurité, entamée par le coup d’État de novembre 1968 perpétré à la fois contre un gouvernement civil en cours de mandat et contre la hiérarchie militaire, n’a pas pu être jugulée, à plus forte raison redressée, en dépit de l’initiation par le gouvernement de transition 1991/1992 du processus d’élaboration d’une loi de programmation militaire, lequel ne devait finalement aboutir que 23 ans plus tard!
Cependant, il convient de préciser que les dérives multiformes qui ont fait le lit du putsch de mars 2012 n’étaient pas une fatalité et que rien n’indique que dans le scenario hypothétique d’une continuation du régime de l’UDPM au-delà du 26 mars 1991, les mêmes crises ne seraient pas survenues, peut-être même avec plus d’acuité et sous une forme plus violente encore. Il n’y a donc pas lieu de jeter le bébé « » démocratie » » avec l’eau du bain. Il reste que les démocrates de 1991 ne peuvent pas faire l’économie d’un examen de conscience et d’un bilan critique de la gestion des affaires publiques sous la IIIème République, et ce, dans le but non pas de renier les valeurs, la nécessité historique et la portée politique de mars 1991, mais plutôt d’organiser le retour aux valeurs de la révolution, la refondation de l’État démocratique, l’affermissement de son autorité sur l’ensemble du territoire national au service du peuple souverain du Mali ainsi qu’une plus grande participation populaire aux élections et au contrôle de la gestion des ressources publiques. La transition 2012/2013 et, surtout, les élections générales de 2013 auraient pu en offrir l’occasion, malheureusement, ce fut une occasion ratée, et ce, d’autant plus que la gouvernance à maints égards mauvaise pratiquée par le régime actuel, dont l’avènement a été fortement influencé par l’appui des forces putschistes, anti- démocratiques, obscurantistes et anti-laïcité, se caractérise plutôt par la persistance, voire l’aggravation, des tares héritées des gestions précédentes.

I.M : Mais après les événements de 2012 et la nouvelle donne sécuritaire et terroriste, n’est-il pas temps pour nous au Mali de dépasser ce vieux clivage qui date du 26 Mars pour regarder désormais dans la même direction et pouvoir ainsi aller de l’avant en matière de développement socioéconomique de notre pays ?
ZOU : Les clivages et les lignes de fractures politiques ne datent pas du 26 mars 1991. Ils remontent souvent à la période coloniale, voire précoloniale, même si, en raison même du passage du temps, ceux créés du fait de changements violents de régime intervenus en 1968 et en 1991 sont un peu plus virulents que les autres. Pour nous, les rivalités politiques et les rancœurs et rancunes créées par la compétition pour le pouvoir ne doivent en aucune manière prévaloir sur l’unité nationale et la cohésion sociale, surtout dans un contexte où notre nation multiséculaire et notre jeune édifice démocratique sont et demeurent confrontés à des périls existentiels qu’aucune personne, aucun parti à lui tout seul ne saurait réussir à neutraliser. Le Président Modibo Keïta, le Père de l’Indépendance et ses illustres compagnons de lutte pour la construction nationale, la justice sociale, l’affirmation de la personnalité africaine, de la souveraineté et de l’unité africaine, tenaient particulièrement au maintien et au renforcement de l’unité nationale. L’absence d’unité nationale et la discrimination sur des bases partisanes pour l’accès aux postes techniques de responsabilité privent contribuent à « » stériliser » » d’importantes ressources humaines dont la compétence et l’expérience peuvent fortement contribuer au développement économique et social, lui-même puissant amortisseur de tensions sociales et de violences politiques. La diversité ethnique et culturelle représente un atout, le pluralisme des opinions et des options politiques et économiques peut et doit être transformé en une force de progrès au bénéfice du Peuple. La réconciliation nationale, celle du Peuple avec son histoire ancienne et récente s’imposent à tous les acteurs politiques et sociaux. Notre Peuple doit sortir définitivement du cycle de règlements de comptes et de la violence à motivation politique, toutes pratiques qui consument inutilement une bonne partie du temps, de l’attention, de l’énergie et de l’activité intellectuelle des acteurs politiques et sociaux. Mais la réconciliation nationale ne peut se forger que dans la sincérité, dans la justice, la reconnaissance, la sanction et la réparation des erreurs et des fautes commises ainsi que par un engagement solennel des uns et des autres à ne plus jamais trahir le Peuple ni porter atteinte à l’intégrité territoriale du Mali au profit d’intérêts personnels ou de puissances étrangères. La réconciliation véritable et durable ne saurait consister à simplement passer l’éponge comme pour dire, « tout le monde est responsable, tous les régimes ont fait du bien et du mal ». Le pardon n’est sincère que suite à l’expression spontanée d’un repentir ressenti et la présentation publique d’excuses et de regrets sincères au Peuple malien, particulièrement aux familles des victimes.

I.M : Quel est votre mot de la fin ?

ZOU : Le mot de la fin sera d’avoir une pensée pieuse pour les martyrs de la lutte pour l’indépendance et ceux du combat pour la démocratie. Le sacrifice de ces valeureux fils et filles de la nation doit nous inciter à rester toujours fidèles aux idéaux du 22 septembre 1960 et aux valeurs du 26 mars 1991. Notre peuple a toujours su faire preuve de résilience face à l’adversité de la nature ou des contingences historiques. Sans tomber dans un narcissisme de mauvais aloi, ni dans un nombrilisme ou chauvinisme présentant le Mali comme un peuple élu et béni de Dieu alors même que le même créateur tout puissant et miséricordieux veille sur chaque peuple et tous les peuples, nous devons, en tant que leaders politiques et sociaux nous montrer dignes du sacrifice des martyrs et à la hauteur des ambitions de notre nation, et singulièrement notre jeunesse à qui nous devons donner de nouvelles raisons de vivre et d’espérer. Ensemble, nous devons retrouver ce qui nous grandit en tant que peuple. Par le travail et la récompense du mérite individuel et collectif, l’esprit d’initiative et d’entreprise créatrice, le renforcement de la démocratie, la transparence dans la gestion des ressources et des affaires publiques, la lutte contre l’impunité, l’attachement à la justice sociale qu’il convient de ne pas confondre avec l’encouragement du parasitisme social ainsi que la consolidation de l’unité et de la concorde nationales, par la paix des cœurs et des esprits, nous bâtirons, ensemble et au profit de tous et de chacun, le Mali de nos rêves et de nos ambitions, un Mali jaloux de sa souveraineté, mais ouvert à l’intégration africaine et à la coopération internationale pour une Afrique unie et prospère réclamant sa place, toute sa place, dans le concert des nations libres et démocratiques.

PROPOS RECUEILIS PAR SÉKOU CAMARA

 

Source: info-matin

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