Porté triomphalement au pouvoir comme un sauveur en 2013, Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) est tombé comme un pestiféré le 18 août 2020. Les raisons d’une tragédie.COUPÉ DES RÉALITÉS La chute d’IBK était inscrite dans son ADN puisque la première cause de cette chute réside dans la personnalité de l’homme. Naturellement allergique aux critiques et au traitement des dossiers d’Etat, IBK avait, en effet, une fâcheuse tendance à éloigner les esprits critiques et les grands commis de l’Etat, pour s’entourer d’une cour de parents, de courtisans et de flatteurs.
Il s’est donc vite retrouvé inaccessible, déconnecté des réalités, isolé dans sa tour d’ivoire de Sébénicoro, avec la réputation d’un roi budgétivore. Ainsi, pour avoir pris l’habitude de contester certaines décisions du président et de lui donner des leçons de réalisme, son ami Toumani Djime Diallo est poliment chassé du poste stratégique de Secrétaire général de la présidence de la République et bombardé ambassadeur à Paris. À mille lieues de Koulouba.L’ancien ministre Choguel Maiga a, pour sa part, révélé qu’en 18 mois de présence au gouvernement, il n’avait jamais pu obtenir une audience du chef de l’État, malgré des demandes multiples.
Même constat pour Housseini Amion Guindo, ministre sortant de l’environnement, qui, après une mission de la plus haute importance au centre du pays, attendra quatre mois une hypothétique audience du chef de l’État.On rapporte aussi que le général Abdoulaye Coulibaly, bien que chef d’état-major général de l’Armée dans un pays en guerre, a cherché vainement à rencontrer le président IBK pendant trois longs mois.
Quant aux conseillers officiels du président, ils n’ont, pour la plupart, nul espoir de rencontrer un jour le président ni de soumettre à sa haute attention le moindre document.
Signe de leur inutilité, ils ont été, depuis plusieurs années, délogés des locaux du secrétariat général de la présidence pour être relégués au fin fond d’une cour où ils ne voient aucun décideur.Résultat de cette inaccessibilité organisée du président : aucune affaire publique n’était gérée avec célérité; les projets de décrets et de lois traînaient sur la table du président; pis, chaque fois que celui-ci était interpellé au sujet d’un dysfonctionnement du service public, il jurait, la main sur le cœur, qu’il n’en était pas informé ! Il n’est donc pas étonnant qu’IBK, tout occupé à ses voyages à l’étranger et à son amour immodéré du protocole, n’ait pas vu monter la colère du peuple ni apprécié à sa juste mesure l’étendue des périls. SCANDALES A RÉPÉTITION Retranché au milieu de ses parents, courtisans et flatteurs, IBK voyait un jaloux (« hassidi », en bamabara) en chaque homme libre d’esprit ainsi qu’en chaque opposant.
Du coup, les missions d’Etat n’étaient pas confiées prioritairement aux personnalités réputées pour leur compétence et leur vertu, mais à celles personnes apparentées plus ou moins à « la famille ». Les observateurs se rendent très vite compte que contrairement à son slogan de campagne (« Le Mali d’abord »), le chef de l’Etat roule, depuis son élection, pour « Ma famille d’abord ». Ce virage népotiste, accentué par la désignation de Karim Keïta, fils du président, à la tête de la commission « Défense » de l’Assemblée nationale, aboutit bientôt à des scandales financiers à répétition.
Des scandales impossibles à réprimer puisqu’ils impliquent « la famille » biologique et politique du premier magistrat du pays. La liste de ces scandales est longue comme le bras: dossiers du Boeing présidentiel, des équipements militaires, des engrais frelatés, des 1000 tracteurs, des avions militaires cloués au sol, des avions militaires dépourvus d’équipements de combat, des blindés en carton…Or, loin de tirer les enseignements de ces scandales financiers, « la famille » multiplie aussi les scandales de moeurs.
Qui ne se souvient des vidéos des fils du président en villégiature en Espagne, dansant gaiement avec des prostituées de luxe au moment où le peuple se paupérise chaque jour davantage ?Le comble, c’est que les détournements à ciel ouvert perpétrés par l’entourage présidentiel se font surtout aux dépens de l’armée dont les éléments sont massacrés par dizaines, chaque semaine, au nord comme au centre du pays. L’impunité qui entoure la corruption devenue endémique sape l’autorité morale du président et affaiblit de manière drastique la légitimité de son pouvoir. Au point que les mauvaises langues racontent à tout venant que ce n’est pas IBK qui gouverne, mais plutôt « la famille ».PAYS À L’ABANDONIl aurait pu corriger cette image en travaillant à la sécurité et au bien-être de son peuple.
Mais que non! Non seulement, par ses fautes stratégiques, les troupes maliennes ont été chassées de Kidal en 2014 par les rebelles de la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA), mais en outre, le centre du pays a peu à peu échappé en majeure partie au contrôle de l’Etat, envahi par des milices de chasseurs et des groupes terroristes.Les attaques terroristes commençaient à pulluler en 3ème, 2ème et 1ère régions du pays, donnant l’impression que Bamako, la capitale malienne, n’attendait que le jour fatidique où les terroristes décideraient de la prendre.
À ce tableau noir s’ajoute l’incapacité avérée du régime à répondre à la demande sociale comme l’attestent les grèves déclenchées dans presque tous les secteurs : école, santé, administration préfectorale, surveillants de prison, etc.Le sentiment général est que le pouvoir manque de solution aux problèmes nationaux et ne travaille que pour son propre confort. LE DIEU « OCCIDENT »L’une des pires erreurs d’IBK a consisté à se reposer sur l’Occident, principalement la France, comme bouclier contre son propre peuple qu’il tenait pour quantité négligeable. Il croyait fermement que tant que les troupes de Barkhane et de la Minusma seraient présentes en territoire malien, il resterait à l’abri de tout putsch. Par ailleurs, ses chers amis (le Guinéen Alpha Condé et l’Ivoirien Alassane Ouattara) l’assuraient de leur soutien, se disant prêts, en cas de besoin, à lui venir militairement en aide.
Cette certitude d’être protégé par les forces internationales, IBK la tenait du fait qu’il ne refusait rien au président français, Emmanuel Macron, et qu’il apparaissait comme le seul leader politique malien entièrement acquis au très impopulaire Accord d’Alger qu’il avait signé avec les rebelles de la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA).
Un Accord auquel Paris tient comme à la prunelle de ses yeux.C’est fort de ces soutiens militaires et politiques étrangers qu’IBK finit par mûrir le doux projet de céder, en 2023, le pouvoir à l’un de ses enfants biologiques ou politiques. Un projet justifié par l’ampleur des détournements de deniers publics commis et la nécessité d’empêcher la venue au pouvoir de toute personne non inféodée à « la famille ». Il fallait, pour réaliser ce projet, se doter d’une majorité parlementaire écrasante et tuer dans l’œuf toute contestation politique. D’où ce tripatouillage qui, au niveau de la Cour constitutionnelle, a abouti à inverser les résultats des dernières législatives dans 30 localités. D’où aussi la décision de mettre aux arrêts tout opposant auteur du moindre propos gênant: Moussa Sinko Coulibaly, Hassane Barry, Nouhoun Sarr, Clément Dembelé et autres en feront les frais…
Ayant lui-même échappé de peu à une arrestation après des propos jugés séditieux par le pouvoir, l’Imam Mahmoud Dicko finit par décider de combattre le régime. DÉSOBÉISSANCE CIVILE Mahmoud Dicko n’est pas le premier venu dans l’arène publique. Ancien président du Haut Conseil Islamique, cet homme au discours très fin a le don de mobiliser les foules. Il est de ceux qui, avec le Chérif de Nioro, avaient transformé les mosquées malirnnes en quartiers généraux de campagne pour faire élire IBK en 2013.Après l’avènement de son « ami et grand-frère » IBK au pouvoir, l’imam reste dans sa proximité jusqu’au jour où le gouvernement tente d’introduire dans l’enseignement public un programme d’ »éducation sexuelle complète », c’est-à-dire un programme d’enseignement de l’homosexualité.
Mahmoud Dicko jette alors ses troupes dans les rues, exigeant le départ du Premier ministre Soumeylou Boubeye Maiga qui avait, déjà, le double tort de déplaire hautement au Chérif de Nioro et à l’imam Mahmoud Dicko dont il avait dissous la commission de bons offices chargée de discuter avec les groupes terroristes du nord. IBK, après un moment d’hésitation, sacrifie Soumeylou Boubeye Maiga, qu’il remplace par Boubou Cissé, un jeune homme très apprécié de Dicko. Quelques mois plus tard, suite à l’exacerbation de l’insécurité et de la mauvaise gouvernance, Mahmoud Dicko, qui apparaît désormais comme le justicier du peuple, revient à la charge.
Lors d’un meeting tenu au Palais de la Culture, il révèle avoir rencontré le Premier ministre Boubou Cissé et lui avoir demandé des explications au sujet des blindés « en carton » achetés aux Emirats arabes unis. Le Premier ministre lui aurait répondu que les engins ont été dûment expertisés par des officiers maliens avant l’achat et qu’aucun de ces experts galonnés n’avait émis de réserves techniques en temps utile. Ces révélations de l’imam lui attirent une vive colère du Premier ministre auquel, sur plainte des officiers susvisés, le président IBK reproche d’avoir confié à Dicko des secrets d’Etat. Depuis, Boubou Cissé et IBK cessent de recevoir l’imam et de lui parler au téléphone. Lors d’un autre rassemblement populaire, Mahmoud Dicko, très amer, demande aux Maliens de « s’armer de bâtons et de haches pour prendre leur destin en main ».
Selon ses proches, l’imam a ainsi entendu inviter les populations à en découdre avec les groupes terroristes, mais selon les tenants du pouvoir, il a plutôt appelé ouvertement à l’insurrection contre les autorités. Dicko est, par conséquent, convoqué au parquet du tribunal de la commune 5 de Bamako pour y être auditionné. Une foule monstre envahit aussitôt le tribunal, empêchant cette audition qu’elle juge humiliante pour son mentor. Dicko en garde une dent contre le Premier ministre, qu’il accuse d’avoir voulu le faire arrêter.
C’est la guerre ouverte entre l’imam et le régime. Le parrain de la CMAS (Coordination des amis et sympathisants de l’imam Mahmoud Dicko) dépêche alors son porte-parole, le tonitruant Issa Kaou Djim, auprès de leaders de l’opposition avec le message suivant : « Si nous ne faisons rien, le régime va nous jeter tous en prison et conduire le pays au chaos. Il faut que nous nous donnions la main pour bouter IBK hors du pouvoir ».
Les opposants contactés sont, notamment, Cheick Oumar Sissoko, président du regroupement politique EMK, et Choguel Maiga, président du MPR et président par intérim du Front pour la sauvegarde de la démocratie (FSD), le principal bloc d’opposition que dirigeait Soumaïla Cissé jusqu’à son enlèvement. La CMAS, EMK et le FSD convoquent sur la Place de l’indépendance de Bamako un meeting géant le 5 juin 2020. Devant une foule gigantesque, ils demandent la démission d’IBK et de son régime. À les en croire, IBK conduira le pays à la disparition si on le laisse au pouvoir jusqu’à la fin de son mandat prévue pour 2023.
Présent au meeting, l’imam Mahmoud Dicko n’appelle pas personnellement et formellement IBK à rendre le tablier, mais son propos ne laisse pas de doute sur son adhésion à cette thèse: « Je sais que mon grand-frère IBK déteste les ultimatums mais, j’en jure par Dieu, s’il n’écoute pas le message qui vient de lui être délivré ici, sa sortie du Mali sera contée dans les annales de l’histoire ! ».La mobilisation populaire est telle que les initiateurs du rassemblement sont rejoints par tout ce que le pays compte d’opposants politiques et de mécontents sociaux. Ainsi naît le M5-RFP (Mouvement du 5 juin-Rassemblement des forces patriotiques), le plus puissant regroupement d’opposition que le Mali ait connu.
Comme par mépris envers le M5-RFP, le président IBK réagit au meeting du 5 juin par un silence assourdissant. Quand il se décide enfin à parler une bonne semaine plus tard, c’est, non pas pour répondre à la doléance principale du M5-RFP (la démission du chef de l’État), mais juste pour ordonner « l’application immédiate et intégrale de l’article 39 », un article portant augmentation des salaires des enseignants.
En fait, la stratégie d’IBK consiste, dès le départ, à diviser le M5-RFP en en détachant les syndicats enseignants, les députés spoliés de leur victoire par la cour constitutionnelle et l’imam Mahmoud Dicko. IBK se convainc qu’après le départ de ceux-là, il ne restera au M5-RFP que des leaders politiques de second ordre qu’il a eu l’occasion de battre à l’usure suite à la présidentielle contestée de 2018. Pour obliger Mahmoud Dicko à se séparer du M5-RFP, IBK multiplie les rencontres séparées avec lui.
De surcroît, sachant que Mahmoud Dicko ne peut rien refuser au Chérif de Nioro, le président se hâte de satisfaire toutes les revendications de ce dernier: limogeage des juges de la cour constitutionnelle, démission de Karim Keïta de la tête de la commission Défense de l’Assemblée nationale, et nomination d’Abdoulaye Daffé, un fidèle du Chérif, au poste de ministre des Finances.
Ces mesures atteignent en partie leur but: le Cherif de Nioro fléchit quelque peu sa ligne dure envers le président IBK. Mahmoud Dicko lui-même oblige le M5-RFP à abandonner l’exigence de démission du président IBK au profit d’un mémorandum demandant la mise en place d’une Transition dirigée par un « Premier ministre de pleins pouvoirs « . Mais, à son plus grand malheur, le président IBK voit ses adversaires se ressouder quand, après leur rassemblement du 10 juillet, 23 militants de l’opposition sont tués à balles réelles devant la maison de l’imam Mahmoud Dicko qu’ils protégeaient.
Ce massacre radicalise le M5-RFP qui, plus que jamais, empêche IBK de gouverner par des actions de « désobéissance civile »: barricades sur les routes, fermeture des services publics, rassemblements, etc. « Comme le général Moussa Traoré en 1991, IBK ne pouvait plus garder le pouvoir après que le sang des Maliens a coulé », nous dit un responsable du M5-RFP. Il ajoute que quiconque quittait le M5-RFP après le massacre des 23 militants serait apparu comme un traître aux yeux de tous.Le chef de l’Etat aurait pu profiter de la médiation de la CÉDÉAO pour dissoudre l’Assemblée nationale et nommer un Premier ministre de consensus, donnant ainsi à Mahmoud Dicko des arguments pour contraindre le M5-RFP à arrêter les hostilités.
Mais IBK, après les avoir promises en privé à l’imam, ne prend finalement aucune de ces mesures politiques. Lors de l’unique rencontre qu’il fait avec le M5-RFP, il se contente de le renvoyer à une discussion avec la majorité présidentielle: or, tout le monde sait qu’elle n’a aucun pouvoir de décision et qu’elle bouillonne de colère contre le président depuis que son candidat au perchoir, Mamadou Diarrassouba, a été désavoué par le chef de l’Etat et remplacé par Moussa Timbiné.En un mot, IBK ne veut pas faire de compromis politique.
Il pense pouvoir vaincre ses adversaires par la force ou par l’usure. À cette fin, il reçoit de ses amis d’Algérie et de Guinée quantité de gaz lacrymogènes et d’outils de maintien de l’ordre; il nomme, dans la foulée, au ministère de la Justice Kassoum Tapo qui, lors d’un débat télévisé, avait suggéré de mater les opposants traités de putschistes. « L’Etat va désormais s’assumer », annonce gravement IBK aux leaders de la contestation.Il n’aura pas le temps de s’assumer puisque quelques jours plus tard, sans crier gare, l’armée arbitre les débats en mettant fin au régime.
Tiékorobani
Le Procès