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“L’Afrique conditionnera l’avenir du monde” (Cheick Hamidou kane)

L’auteur de l’Aventure Ambigüe(1961), reste un témoin privilégié de l’histoire avec grand H. Et pour lui, cette dernière ne saura se faire sans l’Afrique. Entretien

carte croissance afrique

 

 

“Je ne suis un écrivain qu’à titre accessoire”, avez-vous déclaré lors d’une interview. Vous avez pourtant écrit deux romans, dont l’un, L’Aventure ambiguë, a eu la renommée et les retentissements que l’on sait, alors qu’entendez-vous par là ?

J’ai usé de l’écriture pour porter témoignage de mon histoire. Après avoir écrit L’Aventure ambiguë, qui est dans une certaine mesure mon autobiographie et l’histoire de mon ethnie peule, je me suis rendu compte qu’elle concernait aussi beaucoup d’autres ethnies. Partout où je vais dans le monde, on me dit : “ce que vous avez écrit nous concerne aussi”. Ce livre est le témoignage de la vie d’un colonisé africain pendant les trente dernières années de la colonisation. Tous ceux qui ont vécu dans les anciennes colonies de la France, d’Angleterre, d’Espagne ou du Portugal, se reconnaissent dans cette histoire. C’est le passage d’une société traditionnelle, africaine, noire, colonisée, à la rencontre du colonisateur.

J’ai d’abord écrit ce témoignage sous la forme d’un journal alors que j’étais étudiant en France Je l’ai ensuite transformé en récit. Je n’étais pas écrivain. Ensuite j’ai été engagé dans une carrière de cadre africain, et ce, les trente premières années de l’Indépendance. La colonisation était finie. Désormais nous étions au pied du mur, nous qui avions été les colonisés nous devions à présent diriger et gouverner. Les Gardiens du Temple porte témoignage des trente premières années de l’Indépendance. Ces deux livres rendent compte de mon vécu et il se trouve que mon vécu est un vécu historique.

Vous attendiez-vous au succès, toujours actuel, de L’Aventure ambiguë?

Jusqu’à présent je continue d’être étonné par la notoriété de ces livres, surtout de L’Aventure ambiguë; il y a eu des livres, des thèses dessus. Il est inscrit dans les programmes francophones, il a été traduit dans une trentaine de langues. Il est inscrit au programme dans les universités. J’aime à raconter que depuis une dizaine d’années il est étudié par les Mormons. J’ai été invité dans leur université à plusieurs reprises. À chaque fois je suis surpris par le retentissement que ce livre a chez ces jeunes Américains blancs ou noirs qui me disent : “vous nous avez appris, dans une certaine mesure, comment on peut être moderne et vivre sa foi religieuse sans beaucoup de contradictions”.

Justement, la façon dont vos livres parlent encore aujourd’hui à tous tient peut-être aussi à la galerie de portraits que vous dressez dans les deux romans. On a l’impression que chaque personnage incarne une relation particulière entre Afrique et Occident. Auriez-vous envie de compléter cette galerie aujourd’hui ? Quelle(s) figure(s) mériterai(en)t un tel portrait selon vous ?

Je crois que les jeunesses aujourd’hui, aussi bien en Afrique qu’en Amérique et en Europe, ont majoritairement dépassé les préjugés de couleurs ou d’ordre religieux qui ont paralysé le monde. La jeunesse américaine a élu un président noir, les héros de cette jeunesse européenne sont noirs, jaunes ou blancs selon qu’ils sont de grands artistes, de grands footballeurs… Un monde nouveau apparaît, créé par la jeunesse et les nouvelles technologies de l’information et de la communication, un monde devenu un village planétaire. Le monde ne peut plus continuer d’être ce qu’il était jusque-là c’est-à-dire le fils des œuvres de l’Occident. L’Occident est allé à la découverte du reste du monde, l’a façonné à son avantage. C’est fini. Cet Occident premier, quasiment unique, qui a fourni son modèle comme un modèle universel de référence, est passé au troisième rang. Et l’Afrique qui était le dernier de la classe émerge progressivement. Le monde entier se tourne vers l’Afrique ; l’Afrique conditionnera l’avenir du monde, à la différence du rôle qu’on lui a fait jouer jusque-là.

Est-ce que c’est de cette façon qu’il faut entendre la dernière phrase des Gardiens du Temple qui annonce “le rendez-vous de l’Afrique avec elle-même” ?

Tout à fait. Joseph Ki-Zerbo a dit que l’histoire de l’Afrique était caractérisée par trois dépossessions : l’Afrique a été dépossédée de son initiative politique (nous n’avons plus eu de rois et d’empereurs depuis l’arrivée de l’Occident européen), de son identité culturelle (aucun de nos pays n’a comme langue officielle une langue africaine, sauf peut-être quelques rares pays comme le Rwanda), de son espace, car les 55 pays d’Afrique sont 55 anciennes colonies, celles que les Européens ont découpé lors du congrès de Berlin. Il est temps de restituer à cette Afrique son espace géopolitique. Dans le passé, il y avait les royaumes, les empires du Ghana, du Mali… Il est temps que l’Afrique retrouve son identité.

Et vous pensez que la période que nous vivons est celle de ce changement-là ?

Oui, c’est en tout cas vers cela qu’il faut aller, vers l’intégration, les États-Unis d’Afrique. Nous n’avons pas pu faire comme les Américains qui sont passés de la situation de dépendance coloniale à celle de la fédération. Nous, nous avons raté cette occasion. Si l’Indépendance est survenue à la même période dans quasiment tous les pays d’Afrique, elle s’est faite en ordre dispersé. On a bien créé cinq régions, il faut à présent les doter de pouvoir, qu’elles puissent gérer l’économie et les finances du continent. Aujourd’hui, par exemple, les pays francophones d’Afrique ont pour monnaie le franc CFA dont la signification était “Colonies Françaises d’Afrique”, transformé en “Communauté Financière Africaine”. Mais c’est la même monnaie qui ne sert pas toujours les intérêts des Africains. Il faudrait une monnaie africaine. Les armées des 55 pays d’Afrique sont des illusions d’armées. Lors de la crise au Mali, les 17 pays de la CEDEAO ont réuni des forces armées, mais il a fallu que la France vienne avec son armée pour “sauver” le Mali. Nous avons des simulacres d’armées, des simulacres de gouvernements. Chaque fois que j’en ai la possibilité, j’exhorte les jeunes Africains à dépasser ce stade et à balayer ces gouvernements pour faire place à de vrais gouvernements.

D’ailleurs vous soutenez beaucoup les jeunes, vous faites de nombreuses interventions, vous avez aussi récemment préfacé un livre, Le malheur de vivre de Ndèye Fatou Kane qui pose la question de l’exil mais un peu différemment avec l’histoire d’une jeune femme installée en France, de parents sénégalais.

J’ai beaucoup aimé ce livre. Cette jeune fille, qui est d’ailleurs l’une de mes petites nièces, raconte l’histoire d’une famille de Sénégalais, Toucouleurs, qui sont venus en France comme beaucoup pendant la colonisation, analphabètes, ne sachant pas parler français et qui ont été employés comme ouvriers, balayeurs etc. Ils ont réussi progressivement à faire venir leur famille, et ont accompli la gageure d’éduquer leurs enfants et leur faire garder leurs traditions, leurs valeurs orales, éthiques et religieuses. Le livre relate le parcours de leur fille, qui chaque année vient au Sénégal en vacances. Un jour, suite à une rencontre avec un homme, elle dégringole, devient alcoolique… Mais c’est intéressant de voir comment dans des conditions même très difficiles on peut garder un peu de son identité…

Y a-t-il, mise à part Fatou Kane Ndieye dont vous rédigez la préface, parmi les auteurs sénégalais de la jeune ou la moins jeune génération des auteurs que vous affectionnez plus particulièrement et pourquoi ?

Au Sénégal on a beaucoup de grands auteurs. Parmi les jeunes, il y a Nafissatou Dia Diouf qui vient de publier La Maison des épices. La Côte d’Ivoire publie aussi beaucoup de jeunes auteurs avec Les Nouvelles Éditions Ivoiriennes. Mais Boubacar Boris Diop est probablement le meilleur auteur sénégalais actuel. Je l’ai découvert depuis longtemps, c’est moi qui l’ai orienté vers Philippe Rey pour publier Le Cavalier et son ombre. C’est un écrivain solide, constant, à la différence de ce qui se passe avec moi qui ne suis écrivain qu’ “à titre accessoire”, lui c’est un vrai, un professionnel. Et il est un écrivain engagé dans le sens le meilleur possible, il n’est pas dogmatique, mais ce qu’il écrit a à voir avec l’Afrique et le monde.

Et par rapport à cet engagement justement, nous venons de fêter en 2013 le 100e anniversaire de la naissance de Césaire et l’épigraphe des Gardiens du Temple que vous avez publié en 1995 lui est dédiée. Que retenez-vous des engagements de Césaire aujourd’hui ?

Le concept de “négritude” a été conçu au moment où le regard que l’homme blanc portait sur le Noir était un regard de mépris, de déni, de négation finalement. Les gens de cette génération ont vécu la colonisation, dans ce qu’elle a de plus dur, de plus méprisant et ils ont répondu à ce mépris par un défi, celui de l’affirmation de soi. Je crois que les générations suivantes, dans la mesure où elles n’ont pas ressenti un mépris aussi fort, n’ont pas ressenti la nécessité de s’opposer et d’affirmer leur spécificité par rapport à l’homme blanc. C’est pour cela que le poids que pouvait avoir la Négritude à ce moment-là est devenu moins important. Ce qui demeure c’est peut-être une certaine revendication identitaire, garder une certaine authenticité dans son identité, ne pas laisser disparaître les valeurs traditionnelles, les langues, les référents historiques.

Et en même temps, Césaire disait aussi que la négritude était une façon de postuler, même de façon agressive, une fraternité. Et on a l’impression en vous lisant que la postulation est la même, mais passe par le chemin de l’école, de l’éducation.

Tout à fait. C’est bien ainsi qu’il faut l’entendre. Je crois que moi-même et les gens de ma génération, nous étions moins déstabilisés dans nos identités originelles. Ma culture peule n’a jamais vraiment été menacée. Les gens de ma tradition et de ma génération, nous avons toujours été très assurés de notre identité. Je ne crois pas que nous ayons souffert comme ont pu souffrir les Antillais, les gens qui ont été brutalement déracinés, de sorte que mon ressentiment a été peut-être moins violent que celui qu’ont pu avoir les Antillais ou les gens de la diaspora.
Africultures

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