Le 5 avril, des milliers de personnes ont répondu à l’appel de l’iman Mahmoud Dicko et du Cherif de Nioro à la  place de l’indépendance de Bamako. La démission du gouvernement et la mauvaise gouvernance étaient les catalyseurs de cette manifestation pacifique inédite. Mais cette énième défiance du Président du Haut conseil islamique aura-t-elle raison du gouvernement de Soumeylou Boubeye Maiga ?

 

« C’est une manifestation qui s’inscrit dans la logique de protestation de la gouvernance actuelle dans notre pays. C’est également une manière d’exprimer la colère que les populations ont longtemps gardé dans leur cœur vis-à-vis de ce qui se passe au nord, au centre, de la cherté de la vie. C’est tout un ensemble de problèmes sociaux, économiques, conjugués à des problèmes politiques, qu’ils ont essayé d’exprimer à travers le grand rassemblement de vendredi », explique Ballan Diakité, analyste politique au Centre de recherches et d’analyses politiques, économiques et sociales (CRAPES).

Le 5 avril, à l’initiative du Président du Haut Conseil islamique du Mali, l’imam Mahmoud Dicko, soutenu par le richissime Cherif de Nioro, des milliers des personnes avaient convergé depuis 14 heures, sous un soleil peu clément, vers la place de l’indépendance à Bamako. De tous les mots d’ordre et de revendication, la démission du gouvernement Soumeylou Boubeye Maiga était le noyau autour duquel gravitaient tous les autres. Certains manifestants réclamaient le départ de la MINUSMA et de la France  du Mali, estimant que « leur présence ne sert absolument rien si chaque jour le pays compte ses morts ». Arrivé sur place dans cette ambiance électrique, l’imam Mahmoud Dicko a fait la revue de la situation que vit le Mali, arguant que « ceux qui sont venus aider le pays doivent le faire en toute franchise ou quitter le Mali ». Il avertissait à cette occasion le Président de la République que les marches continueraient tous les vendredis si son message n’était pas entendu.

Revendications légitimes 

La manifestation de vendredi, au-delà de l’imam Mahmoud Dicko, était un cocktail explosif d’hommes et de femmes mécontents de la situation que travers le pays. Des religieux, des politiques, des commerçants, des  enseignants, chacun avait un message. « Les gens ont répondu à l’appel et la masse présente témoigne d’un haut degré de mécontentement au sein de la population. Derrière cette marche, il faut voir le niveau de frustration des Maliens par rapport à la manière dont les choses sont gérées », souligne Woyo Konaté, Docteur en philosophie politique et enseignant à l’Université des sciences juridiques et politiques de Bamako. Selon lui, un réaménagement gouvernemental est nécessaire pour calmer les tensions. « On ne peut pas dire aujourd’hui que l’équipe qui est là est une équipe qui gagne. Ce sont des demandes légitimes. En démocratie, on est face à des gouvernements d’opinion et le nombre de gens qui ont marché constitue une tranche très importante de l’opinion publique, donc à prendre au sérieux », explique le philosophe.

Par contre, pour le  politologue Boubacar Bocoum, le terrain politique n’est pas celui du religieux. « Je ne pense pas qu’il soit du ressort de l’iman Dicko de réclamer la démission du Premier ministre,  encore moins de manifester pour dénoncer les tares politiques. Manifester fait partie de la liberté d’expression, mais en termes d’analyse  politique, je ne vois pas comment un imam peut demander à un ministre de démissionner dès lors qu’il y a une opposition, un Parlement et toutes les procédures administratives et juridiques », se démarque-t-il. « C’est anachronique et cela veut dire qu’il prend la place de l’opposition », ajoute-t-il. Que les messages mis en avant soient légitimes ou pas, il y a une évidence à prendre en compte : les frustrations. « La question de la légitimité de la marche ne pose plus aujourd’hui, mais plutôt celle du symbole qu’elle donne du point de vue démocratique. Dans cette marche il y avait toutes les sensibilités, les partis politiques, les syndicats, des citoyens lambda, des opérateurs économiques. C’est une frange importante de la société qui a répondu pour exprimer son mécontentement quant à la manière dont les choses publiques sont gérées et quant à la manière dont les acteurs qui sont censés répondre aux besoins des populations sont perçus », juge Dr Aly Tounkara, sociologue et  professeur à la faculté des Sciences humaines et des sciences de l’éducation de Bamako.

Messages entendus

Vingt-quatre heures après cet imposant rassemblement, le Président de la République reçoit en audience la Ligue des Imans du Mali(LIMAMA). Après cette rencontre dont il s’est réjoui de la tenue « au lendemain d’une journée d’effervescence », IBK a dénoncé « certains slogans et surtout des déclarations désobligeantes pour nos amis en souci du Mali, aujourd’hui à nos côtés pour combattre le terrorisme », a-t-il réagi. Des « amis » pourtant qui ne cessent d’être critiqués, au regard d’une situation sécuritaire toujours alarmante. « On dit que Barkhane est là pour lutter contre le terrorisme, la Minusma pour stabiliser le pays,  mais, malgré leur présence, l’insécurité n’a jamais été aussi grande dans notre pays. Les attentats continuent, des villages comme Ogossagou continuent d’être brûlés », expose l’analyse politique Ballan Diakité, pour lequel « à un moment donné il faudra revoir le mandat de la MINUSMA ». Dans un contexte de terrorisme international, l’enjeu lié au retrait des  forces étrangères dépasse le Mali. « Ce n’est pas facile d’obtenir dans l’immédiat le départ de ces forces. Parce que la menace va au-delà, pour porter atteinte à la sécurité internationale et cette question va aussi au-delà d’une seule souveraineté », décortique le Dr Woyo Konaté.

Pourtant, cette sortie avec les imans aurait été selon certains analystes une occasion pour le Chef de l’Etat de mettre « balle à terre ». Que nenni ! Alors que les organisateurs du meeting attendaient des réponses sur la démission du Premier ministre, le Président a éludé ce sujet qui fâche et s’est engagé dans un discours offensif. « Nul n’arrivera à subvertir le Mali, à le prendre de l’intérieur, nul ! Prétendre qu’Ogossagou nous aurait laissés indifférents est une infamie, une ignominie de la pire espèce », répliquait IBK. Un discours qui a reçu un froid accueil de ceux qui espéraient une détente après une journée à risques. « La réponse n’est pas adéquate. On n’a pas besoin d’une rhétorique pareille. Il aurait été plus élégant en les recevant, les écoutant », analyse Boubacar Bocoum. Une position que partage également le docteur en philosophie politique Woyo Konaté. « Il peut ne pas avoir compris. Le fait de ne pas considérer cette doléance, c’est se mettre dans une logique de va-t’en guerre. En démocrate, qu’il engage des pourparlers pour voir ce qu’il peut faire », suggère-t-il.

Pour le sociologue Aly Tounkara, « en invitant une partie de l’Imamat qui n’a pas pris part à la manifestation, notamment ceux de l’approche malékite, hormis le Cherif de Nioro, la Présidence a voulu jouer sur les dissidences ». Une pratique qui serait devenue récurrente. « La politique de ce gouvernement a toujours été de diviser pour mieux régner. C’est Mahmoud Dicko qui a dit aux gens de sortir. C’est un imam, Président du HCI, et pour casser la dynamique le Président  appelle certains autres imams pour parler avec eux comme s’il avait leur accord et que Mahmoud Dicko serait un réfractaire, ce qui n’est pas le cas », clarifie de son côté Ballan Diakité, qui se demande si IBK a compris la démonstration. Le chercheur du CRAPES alerte sur le danger que peut engendrer « la politique de la sourde oreille ». « Si jamais la foule sortie vendredi ressort encore sur la base des mêmes revendications, cela ne sera pas bon pour ce régime. Personne ne veut que ce pays éclate, mais à un moment donné, s’il faut une refondation, il faut la faire », estime Ballan Diakité, ajoutant que « la révolution est nécessaire dans ce pays, parce que nous sommes avec une  classe politique qui depuis 25 ans continue à gouverner sur la base d’oligarchies et de politiques de copinage ».

Depuis, le lundi 8 avril, IBK a reçu toutes les confessions religieuses et les familles fondatrices de Bamako à Koulouba, avec la présence très remarquée de l’imam Mahmoud Dicko. Les démarches entreprises ont permis de surseoir à la marche annoncée pour vendredi prochain. À l’issue de cette rencontre nocturne, une dynamique de dialogue constructif semble se dégager. Mais le porte-parole de l’Imam, Issa Kaou Djim manifestera sa déception après cette audience. « Les chefs traditionnels n’ont pas pu faire entendre raison au Président afin qu’il comprenne que c’est une question de Nation et non une question de Boubeye. Une grande partie de la population demande à ce que Boubeye parte, mais le Président refuse de le lâcher. On verra ce qui va se passer », s’insurgera le porte-parole, selon qui, toutefois, « l’imam Dicko demande à tout le monde de la retenue pour le moment ».

Un  dilemme cornélien

La manifestation de vendredi dernier n’était pas la première injonction faite au Président de se débarrasser de son Premier ministre. Sa résistance face aux requêtes insistantes aussi bien des religieux et de l’opposition que du  Rassemblement pour le Mali (RPM) témoigne d’une certaine reconnaissance envers celui qui a contribué à sa réélection en 2018. « Le Président serait dans une sorte de considération de fidélité vis-à-vis de son Premier ministre, qui est peut-être pour beaucoup des choses dans sa réélection. Ce qui n’est pas facile », révèle Dr Woyo Konaté.  Or, selon lui, il faut souvent évoluer en fonction des réalités et « les hommes se doivent de comprendre que la politique a sa morale, différente de la morale ordinaire. Il doit lui dire je te suis reconnaissant, mais le Mali est au-dessus de nos amitiés », souffle-t-il.  Une autre hypothèse concernant ce refus du Président serait qu’il ne veut pas se montrer fébrile face aux exigences des ces groupes religieux. « Toute décision qui sera prise au lendemain de cette marche sera vue comme une victoire d’une frange importante des leaders religieux. C’est cela le dilemme aujourd’hui. Cela veut dire que l’État aussi se bat pour ne pas être étiqueté comme étant à la merci des religieux. Mais en même temps il sait pertinemment qu’il y a un poids qui le gène dans son fonctionnement », relève Dr Aly Tounkara.

Dans cette bataille, dont l’issue est encore incertaine, toute résolution sera décisive pour l’avenir du Mali. « Je ne  pense pas qu’il va les écouter, parce que s’il accepte leurs revendications ce sont eux qui vont piloter le pouvoir et son autorité sera mise à mal. Cela lui coûtera ce que ça va lui coûter, mais il ne va pas céder », conclut Boubacar Bocoum. Alors que le sociologue Aly Tounkara privilégie l’hypothèse d’une ouverture, car « ces leaders religieux sont des pourvoyeurs de paix sociale et cela est essentiel dans le cadre de la lutte contre l’extrémisme religieux. Ce sont des acteurs légitimes et peu coûteux, et qui ont des accointances avec certains  leaders religieux violents ».

Incertitudes ?

Pourtant, l’absence d’un consensus sur les questions soulevées par les manifestants  pourrait cristalliser les tensions dans les jours à venir. « Il est important de rester ouvert. Quelqu’un qui a une foule derrière lui, en démocratie, est à craindre. Le Président doit regarder les choses en face et savoir que ce ne sont pas deux individus qui le combattent. Derrière eux, combien d’hommes et de femmes sont mécontents aujourd’hui? », fait remarquer Dr Aly Tounkara. Pour le Dr Woyo Konaté, le péril à chaque mobilisation deviendra plus grand. « Le risque est que, si les marches continuent, le discours pour mobiliser les gens va monter en grade en termes de menaces. Pour remobiliser les gens il faut changer de discours et en changeant de discours il ne faut pas être surpris de voir de voir des propos qui ne vont pas dans le sens pacifiste », avertit-il. Les difficultés sociales, exacerbées par la crise sécuritaire et politique, ont réduit l’horizon d’une large frange de la société malienne. Un changement dans la gouvernance serait la seule issue, selon le politologue Ballan Diakité. « Il faudra à un moment donné qu’il change de gouvernement et qu’il fasse appel à d’autres personnes, avec une nouvelle feuille de route, une nouvelle vision, qui puissent donner l’impression au peuple qu’il y a du travail qui est fait. Pendant que nous autres végétons sous le soleil ardent dans la pauvreté, il y en a certains qui fêtent leur anniversaire à hauteur de 50 millions, ce qui crée des blessures profondes dans les cœurs des gens », prévient-il.