La surenchère entre Emmanuel Macron et le chef de la junte à Bamako est un épisode de plus d’une série de rancœurs.
“Honte”, “inadmissible”, “légitimité démocratiquement nulle”. Jeudi soir, Emmanuel Macron n’a pas eu de mots assez durs à l’endroit du chef de la junte au pouvoir au Mali. “C’est à la mesure de l’indécence des propos tenus par le Premier ministre la semaine dernière”, argumente un proche du président français. À la tribune de l’ONU, Choguel Maïga avait qualifié de “lâchage en plein vol” la décision de la France de faire passer les effectifs de l’opération Barkhane de 5.100 à moins de 3.000 hommes d’ici à 2023. Jamais, depuis huit ans, les relations entre Paris et Bamako n’avaient atteint une tel degré de tension. À l’Élysée, on refuse encore de parler de divorce. “Pourtant, ça y ressemble, note un expert sahélien. On est à ce moment où les conjoints disent ce qu’ils ont sur le cœur.” Car depuis des années, rancœurs, malentendus et frustrations se sont accumulés entre les deux pays.
Kidal, le péché originel
2 février 2013. François Hollande fait une entrée triomphale dans Tombouctou, que l’opération Serval, lancée trois semaines plus tôt, a libéré des groupes extrémistes. L’idylle ne va pas durer. À Kidal, ville stratégique de l’extrême Nord, des premières crispations apparaissent. “C’est un nœud de tension fondamental”, affirme l’ancien diplomate Laurent Bigot. Si les troupes maliennes ont réinvesti Gao et Tombouctou, elles ne mettent pas les pieds à Kidal. “Elles n’avaient pas les moyens de le faire”, souligne l’expert sahélien. “Une partie des Maliens a plutôt estimé que la France les en avait empêchés car elle voulait protéger les indépendantistes touaregs du Mouvement national de libération de l’Azawad [MNLA]”, souligne le chercheur Boubacar Haidara. Paris jouerait ainsi un double jeu. il n’en faut pas plus pour ouvrir la boîte à fantasmes. “Pourquoi les Français sont-ils restés à Kidal? Pour l’or et le pétrole”, affirme encore aujourd’hui Kalil Sarmoye Cissé, ancien président du Groupe des patriotes du Mali (GPM), un mouvement anti-français et pro-russe.
La dérive IBK
En septembre 2013, Ibrahim Boubacar Keïta, dit IBK, est élu à la présidence du Mali. Ce socialiste promet sécurité et prospérité au pays. Mais son premier mandat est surtout marqué par l’immobilisme. Les accords d’Alger signés avec certains groupes rebelles en 2015 ne sont pas mis en œuvre, une économie de prédation s’installe, la reconstruction des Forces armées maliennes (Fama) patine. La mise en place de Barkhane, qui a succédé à Serval, n’empêche pas les groupes terroristes de prospérer. Si l’équipe de François Hollande avoue son exaspération en privé, officiellement, IBK reste l’homme de la situation. “La France a soutenu un pouvoir devenu oppressif et corrompu, juge Laurent Bigot. Nous avons fait les mêmes erreurs que les Américains en Afghanistan.”
L’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir marque un changement de ton avec le président malien, réélu en 2018. En janvier 2020, au Sommet de Pau, puis à celui de Nouakchott six mois plus tard, le chef de l’État français tance son homologue et demande que son administration réinvestisse les territoires du Nord et surtout du centre du pays, devenue l’épicentre de l’action djihadiste. “Au Mali, cela a été perçu comme une attitude paternaliste”, note le spécialiste du Sahel. Comme un rappel de la période coloniale, dont “les comptes n’ont jamais été totalement soldés”, selon Jean-Hervé Jezequel, de l’International Crisis Group.
La ligne rouge de la négociation
“Nous ne négocions pas avec les terroristes qui ont du sang sur les mains.” Telle est la doxa de la France, qui la justifie notamment par ses 52 soldats tombés au Sahel depuis 2013. “Mais ce sont surtout les populations civiles qui trinquent, souligne le chercheur Boubacar Haidara. Beaucoup de Maliens sont désormais favorables à un dialogue avec les djihadistes et ne comprennent pas cette rigidité idéologique de la France. Cela a contribué à salir son image.”
Dès 2016, l’État malien avait amorcé des discussions avec les groupes armés. Mais sous pression de Paris, elles ont été abandonnées. En février 2020, IBK évoque à nouveau un dialogue national. Paris là encore reste circonspecte. “Cela a créé beaucoup de frustrations côté malien”, analyse Jean-Hervé Jezequel. La position française est d’autant moins bien perçue que des accords passés localement avec les insurgés ont permis de faire baisser les violences.
Les Russes à la manœuvre
Si le gouvernement malien envisage de passer contrat avec la sulfureuse société russe de mercenaires Wagner, le rapprochement entre Bamako et le Kremlin, alliés pendant la guerre froide, ne date pas d’hier. En 2017, la Russie offre deux hélicoptères à Bamako. En 2019. IBK se rend à Sotchi au Sommet africain organisé par Vladimir Poutine. Un accord de coopération militaire est signé la même année. Au Mali, des mouvements pro-russes comme le GPM font de l’agit-prop en réclamant le départ de Barkhane. Ils sont groupusculaires mais entretiennent une musique de fond anti-française sur les réseaux sociaux, orchestrée depuis Moscou. Les manifestations contre la présence française se multiplient.
Rupture avec la junte
18 août 2020. Le pouvoir moribond d’IBK ne résiste pas à un putsch militaire. À Paris, on se réjouit du sang neuf apportés par ces jeunes officiers dirigés par le colonel Goïta. Le deuxième coup d’État en mai dernier va enterrer ces espoirs. La France suspend un temps sa collaboration avec les Forces armées maliennes. Paris sait qu’en sous-main, la junte négocie – “depuis des mois” selon l’Élysée – avec les Russes de Wagner. L’argument du Premier ministre, qui dit chercher de nouvelles alliances en raison du “lâchage” français, ne tiendrait donc pas. D’autant que “le redimensionnement de Barkhane a été vraiment discuté avec les autorités maliennes”, soutient-on dans l’entourage d’Emmanuel Macron. Si aucun officiel malien n’y a encore réagi, Jeamille Bittar, porte-parole du mouvement M5-RFP qui soutient la junte, a parlé samedi sur RFI de la France comme d’un “ennemi voilé”, qui doit quitter le Mali.
Source: jdd