Le débat sur le CFA suscite beaucoup de passions, parce qu’il noue renvoie à notre passé colonial. Cette monnaie d’origine coloniale fait partie de cet héritage multidimensionnel qui nous lie à la France. Nous ne pouvons et ne devons pas tout rejeter de l’héritage colonial car ce qui importe, c’est de rester libre d’en prendre ce qui y est bon pour nous en faisant le choix de la raison et non du cœur. Notre dignité est certes malmenée sur les continents et les mers à cause de nos souffrances économiques et de la violence qui nous dévorent mais surtout à cause de notre incapacité à prendre notre destin en main. Oui, nous avons besoin d’un sursaut d’orgueil, de laisser parler le cœur mais gardons toujours la sérénité nécessaire pour penser avec la raison.
Certains pensent que le CFA de 1945, créé pour renforcer l’exploitation économique des colonies d’Afrique perpétue la servitude monétaire de l’Afrique francophone. D’autres pensent que le CFA de 1945 n’est pas le même que celui d’aujourd’hui. Qu’en est-il réellement ?
Les Réformes Institutionnelles et l’Africanisation des Banques Centrales des Etats de l’Afrique Centrale et de l’Ouest
Créé en 1945, le franc CFA signifiait alors « franc des colonies françaises d’Afrique ». Après les indépendances, il fut rebaptisé « franc de la communauté financière d’Afrique».
Aux premières années de l’indépendance, le dispositif institutionnel mis en place permettait de perpétuer l’exploitation économique coloniale. En effet, la France détenait la moitié des sièges à la Banque centrale des Etats de l’Afrique équatoriale et du Cameroun (B.C.E.A.E.C.), à Madagascar et depuis 1967 au Mali, un tiers à la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (B.C.E.A.O.), mais dans ce dernier cas certaines décisions devaient être prises à une majorité qualifiée impliquant en fait l’accord de la France. Par ailleurs, pour maintenir son monopole commercial sur les pays de la zone franc, le dispositif s’accompagnait initialement (avant la signature de la convention de Yaoundé) d’un régime de préférences commerciales. Les importations en provenance de l’extérieur de la zone franc étaient contingentées, cependant que la France garantissait l’écoulement de certains produits africains à des prix stables.
Bien qu’il y ait les accords de Yaoundé puis de Lomé pour maintenir le monopole commercial de l’Europe Occidentale sur leurs ex colonies, les partenaires commerciaux des pays de la zone franc vont se diversifier. Et les Etats africains de la zone franc vont exprimer un besoin de plus d’indépendance dans le cadre de cette coopération monétaire. C’est dans ce contexte qu’est intervenue la révision des accords signés lors des indépendances. Elle procède essentiellement d’un souhait des États africains de la Zone franc d’accroître leurs responsabilités dans le domaine économique et financier. Ce souhait s’est traduit notamment par :• une réforme de la gouvernance des institutions d’émission avec notamment par l’adoption de nouveaux statuts pour les banques centrales africaines ;• une africanisation du personnel et la mise en œuvre d’une politique de formation et de promotion des futurs cadres des instituts d’émission ;• le transfert des sièges des deux banques centrales (alors à Paris) en Afrique : à Yaoundé, au Cameroun, en 1977 pour la Banque des États de l’Afrique Centrale (BEAC) et à Dakar au Sénégal en 1978 pour la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO).
A ces dispositions s’ajoute une africanisation de la direction : depuis l’adoption des nouveaux statuts de la B.E.A.C., le président du conseil d’administration est devenu africain alors que son prédécesseur, de façon anachronique, était français ; à la B.C.E.A.O., où le président était antérieurement africain, les fonctions de président et de directeur général ont été réunies en celle de gouverneur, lequel doit être un ressortissant des Etats de l’Union.
En réalité, même si la France continue d’avoir des relations économiques privilégiées avec les pays de la zone franc, les faits économiques démontrent que l’Afrique francophone, en tout cas, en ce qui concerne l’économie, n’est plus la chasse gardée de la France. Au début des années 2000, les exportations françaises représentaient un peu plus de 26% des importations dans les pays d’Afrique francophone, avec même près de la moitié des parts de marché au Gabon ou en République centrafricaine. En 2017, les parts de marché de la France n’étaient plus que de 12 %. Cette chute est généralisée : elles ont diminué dans tous les pays d’Afrique francophone sans exception entre 2001 et 2016. Autrement dit le CFA, bizarrement au lieu de faire de l’Afrique francophone un monopole de la France, a permis une diversification des partenaires commerciaux de l’Afrique francophone avec la montée en puissance de la Chine, de l’Inde ,de la Turquie et du Maroc, pour ne citer que ceux-là. A ce sujet, lire l’article de Madiambal Diagne, « Attention aux clichés sur les intérêts français au Sénégal », qui met en relief la montée en force des concurrents de la France au Sénégal.
Les Performances Economiques des Pays de la Zone Franc
En 2018, deux pays de la zone CFA, font partie des 8 pays à la plus forte croissance économique dans le monde. Il s’agit de la Côte d’ivoire et du Sénégal avec respectivement 6,9% et 7,2% de taux de croissance.
Au classement des pays africains selon le produit intérieur brut par tête ou revenu par tête, deux pays de la zone CFA sont parmi les quatre premiers : Guinée Equatoriale (1ere) et Gabon (4 eme), Nigéria (17 eme), Ghana (18eme).
Les pays africains de la zone franc sont connus pour être les champions de la lutte contre l’inflation en Afrique. Ils ont enregistré les taux d’inflation les plus bas du continent, largement en deçà des critères de convergence de l’UEMOA : Sénégal 1.3% (2017), Côte d’ivoire 1,2% (2017) en contraste avec le Ghana 10% (2017) et le Nigéria 11,4% (2018). Il faut noter que les taux d’inflation relativement élevés enregistrés par le Nigéria et le Ghana sont en grande partie liés à la dépréciation de leurs monnaies qui, via l’augmentation des prix des importations, alimente l’inflation.
En outre, c’est la faiblesse de l’inflation dans les pays de la zone CFA qui à son tour explique pourquoi les taux d’intérêt y sont plus bas. Ainsi, les taux d’intérêt directeurs de la BCEAO et de la BEAC, émettrices du Franc CFA, fixés respectivement à 2,5% depuis septembre 2013 et à 2,45% depuis juillet 2015, sont les plus bas taux historiques de ces deux banques centrales et parmi les moins élevés pratiqués actuellement par une banque centrale en Afrique. Seule la Banque Centrale du Maroc a, depuis mars 2016, un taux plus bas que ceux de la BCEAO et de la BEAC, soit 2,25%. Au Nigeria et au Ghana, les taux directeurs de la banque centrale sont respectivement fixés à 14% et 26% à fin août 2016. Dans les pays émergents dits BRICS, les taux directeurs sont également nettement plus élevés que ceux de la BCEAO et de la BEAC, soit 14,25% au Brésil, 10,5% en Russie, 6,50% en Inde, 4,35% en Chine et 7% en Afrique du Sud.
Aujourd’hui, les taux directeurs des banques centrales sont : pour le Sénégal et la Côte d’ivoire 4,5%, le Nigéria 14% et le Ghana 16%. Cela veut dire que le régime de change fixe des pays de la zone franc, en plus de la stabilité du taux de change, offre des taux d’intérêt plus favorables à l’investissement.
Ceux qui disent que le CFA est un frein au développement parce qu’il ne permet pas de satisfaire les besoins de financement des économies de la zone Franc parlent sans regarder les données macroéconomiques. Pour faire la comparaison internationale des performances des institutions financières dans le financement de l’économie, l’indicateur utilisé est le ratio du crédit domestique au secteur privé. Plus ce ratio est élevé, plus est important le financement reçu par le secteur privé en provenance des banques. Avec les données de 2017 de la Banque Mondiale, en république de Guinée, le ratio du crédit bancaire rapporté au PIB est de 10,0% ; il est de 14,2au Nigéria et 13,8 au Ghana. En contraste, il est beaucoup plus élevé dans les pays de l’UEMOA avec 26,5% en Côte d’ivoire, 29,4 % au Sénégal et 39,6 au Togo.
Le Compte d’opérations et la gestion des réserves
Le mécanisme de centralisation des réserves de change était, en 1945 à l’époque des régimes de change fixe, une façon de faire contribuer les Etats de zone CFA à la constitution du fonds de réserves indispensables aux interventions fréquentes sur le marché des changes. Aujourd’hui, les Etats de la zone CFA sont tenus de déposer 50% de leurs avoirs extérieurs dans un compte tenu par le Trésor Public français et en contrepartie, la France leur accorde une convertibilité illimitée du franc CFA.
Aujourd’hui, c’est le compte d’opérations qui focalise le plus d’incompréhension de la part des pourfendeurs du CFA. La première précision que nous tenons à faire, c’est de dire, à l’endroit de l’opinion publique africaine, que les réserves versées dans ce compte ne constituent pas des paiements faits à la France, qu’elles appartiennent à la BCEAO et à la BEAC, qu’elles produisent des intérêts pour ces dernières et qu’elles peuvent en disposer à tout moment pour faire des règlements en devises . Les réserves versées par ces Etats, pour obtenir la garantie de convertibilité du CFA, sont comme le salaire que l’on domicilie dans sa banque pour garantir un crédit. Le salaire n’appartient pas à la banque mais bien au titulaire du compte qui, du reste, peut en disposer à tout moment.
D’après les détracteurs du CFA, les réserves du compte d’opérations sont des ressources financières dont se privent les économies de la zone ; et qu’elles pourraient investir pour financer leur croissance. L’économiste Malamine Mohamed a bien rétorqué que : « Les réserves de change détenues par la BCEAO et la BEAC ont en réalité déjà été injectées dans les économies de la zone en équivalent franc CFA ». En effet, ces réserves font partie de ce qu’on appelle les contreparties de la masse monétaire c’est-à-dire les actifs qui permettent à la banque centrale de créer de la monnaie. C’est parce que ces réserves en devises étrangères ne peuvent pas circuler dans l’économie que les banques centrales les échangent contre de la monnaie CFA. Penser à les utiliser pour financer les économies, c’est faire preuve d’une totale ignorance du b.a.-ba de l’économie monétaire.
Un post de blog, publié le 25 janvier 2019 sur le Club de Mediapart et qui a fait le tour des réseaux sociaux, accuse la France « de piller chaque année 440 milliards d’euros aux Africains à travers le Franc CFA ». Des déclarations de de ce type sont insensées et alimentent la haine contre le CFA et la France. Comment la France peut se faire payer 440 milliards d’euros chaque année par les pays africains de la zone CFA, alors que la richesse produite par ces 14 pays en une année (PIB 2016) ne fait que 165 milliards d’euros ?
A ceux qui croient que la France se nourrit ou ne survit que grâce aux réserves de change africaines, voici les chiffres. Total réserves de la France au 31 Décembre 2018= 100 168Milliards CFA. Total réserves pays Africains de la zone CFA au 31 Décembre 2018=10976 Milliards CFA. Conclusion : les réserves des pays africains de la zone CFA équivalent à 11%des réserves françaises. Le Budget de la France 2018 fait 216 400 milliards CFA donc les réserves des pays CFA équivalent à 5% du budget de la France.
Finalement dans la rhétorique anti CFA, l’on se rend compte qu’il y a beaucoup d’idées reçues qui ne résistent pas à l’analyse des faits économiques. Le CFA aura au moins eu un mérite, c’est d’avoir impulsé une coopération économique et monétaire entre les pays francophones de l’Afrique de l’ouest ; une dynamique qui a fait de l’UEMOA la zone la plus intégrée du continent Africain. La disparition du CFA est depuis longtemps programmée par les Etats de l’UEMOA qui sont parties prenantes dans la création d’une monnaie unique dans la CEDEAO.
Et pour finir, nous dirons que le franc CFA et la langue française, legs coloniaux hautement symboliques, peuvent encore nous être utiles. L’intégration de l’Afrique se fera certes sans le CFA mais ce n’est pas sûr qu’elle puisse se faire sans la langue française.
Amath Ndiaye, Maître de Conférence, Université Cheikh Anta Diop de Dakar.
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