Dans quelle mesure les évènements qui ont conduit le président Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) à démissionner étaient-ils prévisibles?
Serge Michailof – Le président du Mali disposait d’une légitimité fragile ayant été réélu en 2018 dans un contexte d’abstentions massives, de non contrôle d’une partie importante du territoire et de vives accusations de fraudes. Deux ans après sa réélection, son bilan est apparu particulièrement désastreux […] L’opposant principal Soumaila Cissé ayant été kidnappé, on ne voyait guère de relève politique dans un cadre démocratique classique, d’autant qu’une goutte d’eau a fait déborder le vase…
La Cour constitutionnelle aux ordres du président, a annulé après les récentes législatives, l’élection d’une trentaine de députés de l’opposition et confirmé autant de députés de la majorité présidentielle pour des motifs plus que douteux. Un groupe d’opposition assez disparate s’est alors constitué, le Mouvement du 5 juin – Rassemblement des forces patriotiques (M5-RFP) fortement influencé par un Imam wahhabite (Dicko).
A partir du 5 juin, ce groupe a engagé un bras de fer avec le gouvernement à base de manifestations de masse demandant la démission du président et du gouvernement. Ce dernier a mal géré sa relation avec le M5-RFP, faisant tirer sur la foule, puis se « bunkerisant » en renommant le même Premier ministre et six ministres aux postes les plus importants, laissant par là même des strapontins au M5-RFP en cas de compromis. Dans ces conditions, avec le M5-RFP qui lançait un mot d’ordre de désobéissance civile accompagné de barrages routiers, on voyait mal une solution à cette épreuve de force.
Dans la rue, les Maliens parlent de « révolution populaire » alors que les médias évoquent un putsch militaire. S’agit-il d’un coup d’Etat ou d’un printemps malien ?
Il s’agit bien d’un coup d’Etat militaire qui a permis de résoudre un grave conflit politique et qui a répondu à une profonde demande de changement d’une grande partie de la population urbaine. Ce n’est pas un printemps malien au sens des « printemps arabes » qui étaient le reflet d’un vaste « consensus » populaire. Dans le cas malien, nous ignorons précisément le nombre de personnes qui manifestaient dans la rue, si elles représentent la majorité de la population malienne ou non.
Comment expliquer le soutien populaire affiché par les Maliens envers les putschistes du Comité national du salut du peuple (CNSP), alors que l’armée est en perdition et ne parvient pas à enrayer le terrorisme dans le pays ?
Le désir de changement était profond au niveau de la population et le régime était à bout de souffle. Or, le temps semblait jouer en faveur des djihadistes et des groupes armés. Laisser la même équipe trois ans de plus au pouvoir risquait de conduire le Mali à la catastrophe et au dépeçage géographique en particulier.
Il y a eu 4 Coups d’Etat en 60 ans au Mali. Celui de 2012 a plongé le pays et tout le Sahel dans le chaos : quels sont les suites à attendre de celui -ci ?
Ce coup d’Etat présente une caractéristique particulière, car il a été conduit par une équipe intelligente qui regroupe de jeunes colonels ayant une vraie formation militaire, un cv éducatif impeccable et une expérience concrète des combats dans le nord. Ils ont été les premiers à souffrir de la désorganisation d’une armée dirigée par des généraux choisis pour des raisons sans rapport avec leurs qualités militaires… Beaucoup de ces généraux sont impliqués dans des détournements et des malversations diverses et font partie des réseaux de corruptions nationaux. Certains sont même, semble-t-il, à la lecture du dernier rapport des Nations Unies, en liaison avec des groupes armés qui contrôlent les trafics transsahariens de drogue et de migrants.
Quels sont les différents scénarios envisagés ?
Selon le scénario optimiste, une équipe volontariste profite d’une transition pour commencer à nettoyer l’écurie d’Augias qu’est aujourd’hui le Mali, pour construire une armée opérationnelle, mettre en échec les djihadistes les plus dangereux, négocier la paix avec les autres, réduire la corruption, assainir le climat des affaires, réformer la constitution et transmettre les clés du pays à un pouvoir civil choisi démocratiquement.
D’après le scénario pessimiste, ces jeunes colonels prennent goût au pouvoir, se disputent, échouent dans leurs tentatives de réforme et dans le dialogue avec les forces politiques, avant que l’un d’entre eux ne se transforme en dictateur ou en président à vie.
L’appui qui sera apporté par la France au gouvernement de transition ou son éventuel sabotage déterminera en bonne partie la nature du scénario malien.
Précisément, dès le 18 août, Jean-Yves Le Drian exhortait les soldats putschistes à regagner leurs casernes alors que le lendemain, le président Macron déclarait que la France se tenait aux côtés du peuple malien. Quelle est la position de la France depuis l’arrestation d’IBK?
J’aimerais bien la connaître. Clairement, je suis persuadé que le Président Macron portait depuis longtemps un jugement très négatif sur IBK, mais qu’au Quai d’Orsay quelques vieilles amitiés socialistes ne se résignaient pas à le laisser partir. En tous cas, l’idée de le ramener au pouvoir était farfelue. La France n’a donc pas d’autre choix que de dialoguer avec le CNSP.
Peut-on considérer que la chute d’IBK est corrélée à un sentiment anti-français qui se diffuse insidieusement dans le Sahel ?
Non je ne le pense pas. Par contre ce sentiment est très fort et d’invraisemblables thèses complotistes fleurissent y compris chez des intellectuels francophiles. Nous avons un vrai problème, largement lié à la présence de Barkhane, trop visible, trop autonome. Rétrospectivement, il aurait été préférable en 2014 de retirer Serval et de la remplacer par des unités de forces spéciales les plus discrètes possibles et un encadrement de l’armée malienne.
Dans un premier temps, la CEDEAO a demandé le retour de l’ordre constitutionnel et le rétablissement d’IBK dans ses fonctions. Ce positionnement en contradiction avec les revendications populaires, n’a-t-il pas mis à mal la légitimité de l’organisation africaine ?
Il y a bien sûr une contradiction et la CEDEAO est jugée en ce moment bien durement par la presse malienne. La CEDEAO est ici un syndicat de chefs d’État rompus à la manipulation de la démocratie « à l’africaine » et au détournement des règles constitutionnelles. Lors de la dernière réunion des chefs d’Etat le Bissao-Guinéen Umaru Sissoko Embalo a délivré une salve contre Alassane Ouattara et Alpha Condé soulignant que leurs projets de troisième mandat qui sont anticonstitutionnels, sont aussi des coups d’Etat et que s’il faut condamner la junte malienne, il faut aussi condamner Alassane Ouattara et Alpha Condé. Ambiance.
Antonio Guterres a également exhorté les militaires maliens à retourner dans leurs casernes, un discours qui passe mal dans la sous-région.
Ce type de discours vise en fait à raccourcir le plus possible les périodes de transition. Mais on ne peut pas réviser une Constitution inadaptée et refaire des listes électorales truquées en six mois.
De façon générale, comment expliquez-vous l’altération de la perception onusienne, dans le Sahel en particulier ?
Le problème est largement lié à l’inefficacité de la force de maintien de la paix des Nations Unies, la Minusma, dont le mandat est inadapté et les capacités opérationnelles très limitées. Elle représente presque trois fois Barkhane en effectifs or, elle ne parvient nullement à protéger les populations, d’où une exaspération compréhensible de celles-ci.
Une telle situation est-elle à craindre au Burkina Faso, en Guinée voire en Côte d’Ivoire dans les contextes électoraux de cette fin d’année ?
Au Burkina la situation sécuritaire se dégrade aussi vite qu’au Mali et les exactions de l’armée vis-à-vis des populations n’arrangent rien. Le départ forcé en 2014 du président Blaise Compaoré a provoqué une suppression de sa garde prétorienne, les fameux bérets rouges qui constituaient une vraie force militaire, et le licenciement de l’essentiel des services de renseignements. Il reste donc au Burkina la tâche de reconstruire une armée et des services de renseignement. Pour l’instant comme au Mali les résultats ne sont pas convaincants.
En Côte d’Ivoire, on a une élection dans laquelle les favoris sont des dinosaures. C’est désespérant pour la jeunesse, mais aussi pour les jeunes cadres des divers partis. Il est difficile pour autant de faire des prédictions, tout comme pour la Guinée…
C’est la deuxième fois en moins de 10 ans qu’un soldat malien formé par les Etats-Unis est à la tête d’un coup d’Etat au Mali. Qu’est-ce que cela révèle de la présence et de l’influence de l’Oncle Sam dans la région ?
Cela montre que les institutions des Etats-Unis font des efforts considérables pour renforcer leur influence générale en Afrique. Simultanément, l’administration actuelle considère que c’est une perte de temps et d’argent et qu’il faut y réduire les dépenses en particulier militaires, les vrais enjeux étant en Asie. Les cadres de l’USAID et du Pentagone s’arrachent les cheveux.
Selon vous, comment les Etats-Unis analysent-ils cette situation ?
Le département d’Etat a une vision strictement légaliste conduisant à l’ostracisation de toute junte de ce type. Ils ont eu une position initiale très dure, mais au Pentagone la vision est plus nuancée, partant du principe que « l’important c’est que ce soient des gars que l’on connaît qui, espérons-le, ne vont pas aller dealer avec les Russes…».
Quid des autres acteurs internationaux présents dans le Sahel ?
Il y a des dizaines de donateurs au Mali et des centaines, peut être des milliers d’ONG. La plupart contribuent à la pagaille qui règne au niveau des donateurs, tout comme ce fut le cas en Afghanistan et à Haïti. Au sein de ces acteurs, la Banque mondiale et le FMI sont les plus solides. La Banque mondiale que j’ai bien connue pour y avoir travaillé 8 ans, a fait de très gros progrès dans sa démarche en Afrique. Son personnel souvent africain y est en général de bonne qualité. Nous ne sommes plus à l’époque où de jeunes gens sortant de l’université dictaient des politiques absurdes à des ministres qui tendaient la main.
Quel est le rôle des leaders religieux dans cette crise politique ? Comment expliquer notamment le rôle de l’Imam Dicko qui semble se retirer peu à peu des négociations ?
Les leaders religieux, non seulement l’Imam Dicko, mais aussi le Chérif de Nioro, dont l’influence est sans doute encore plus grande, vont très probablement jouer un rôle de plus en plus important compte tenu de ce qu’il faut appeler la faillite morale de la classe politique malienne. C’est pourquoi je recommandais récemment aux autorités françaises de cesser d’ostraciser Dicko, perçu, je crois à tort, comme un dangereux extrémiste qu’il ne faut pas approcher. C’est en fait un religieux qui est aussi un homme politique habile avec qui il faudra compter au cours des prochaines années.
Dans quelle mesure cette situation au Mali peut-elle favoriser le terrorisme au niveau national ?
Si le CNSP ne parvient pas à s’organiser et à définir des priorités claires, s’il ne veut ou ne peut pas s’attaquer aux mafias qui gangrènent l’administration et les divers services de sécurité, dont l’armée, le désappointement sera grand et l’affaiblissement progressif de l’armée favorisera les groupes armés et les djihadistes.
…et quels sont les impacts escomptés sur l’opération Barkhane ?
Je vois à priori un impact positif si cette nouvelle équipe commence à restructurer l’armée malienne. N’oublions pas que seuls des Maliens viendront à bout des groupes armés au Mali. Il faut pour cela que la confiance s’établisse et que la France apporte un appui clair à la nouvelle équipe. Pour l’instant, la position française n’est pas claire…
Comment pourrait évoluer la relation entre les putschistes et la coalition d’opposants au Mali, le Mouvement du 5 Juin – Rassemblement des forces patriotiques (M5-RFP) ?
Les discussions sont en cours, mais il faut bien voir qu’au sein du mouvement M5 il y a dans les dirigeants, autant d’anciens professionnels de la politique déçus de s’être fait refuser des prébendes par IBK, que de jeunes cadres désireux de réformer le Mali. Je n’imagine pas que le CNSP envisage de remettre le pouvoir au M5-FRP comme certains dans ce mouvement l’ont imaginé, mais ce mouvement dispose d’une grande capacité de mobilisation et de nuisance. Le CNSP devra donc composer avec lui, car les problèmes ne vont pas tarder à surgir. La CEDEAO a pour l’instant gelé les transactions financières avec le Mali. Cette situation n’est pas tenable. Elle peut mettre les fonctionnaires dans la rue.
Propos recueillis par Marie-France Réveillard
La Tribune Afrique