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Mali : Rokia Traoré, l’afro-optimiste

Invitée à siéger au jury du Festival de Cannes, qui se tient du 13 au 24 mai, la chanteuse et musicienne malienne n’en finit pas de se battre pour faire avancer son continent, en gardant un pied en Occident.

Rokia Traore Artiste musicienne chanteuse malienne

“J’en ai assez du regard déformé porté par les médias sur l’Afrique. On ne parle que du passé colonial, de migrants clandestins, de guerres… Mais les tourments qui agitent l’Europe ne sont pas moins violents.Et pourquoi fermer les yeux sur les complicités occidentales dans le maintien au pouvoir de régimes corrompus ? Notre continent n’est pas moins riche, pas moins beau que les autres !”

Cela fait à peine cinq minutes que Rokia Traoré a déboulé au KGB, un bar bruxellois tenu par un de ses amis, qui a ouvert spécialement pour l’entretien. Et pourtant elle s’est déjà lancée dans un monologue passionné sur sa terre d’origine, en prenant à peine le temps de s’asseoir sur une fesse dans l’un des moelleux fauteuils du bistrot.

Crâne rasé, sourcils froncés sur son regard noir, foulard vermillon autour du cou : la chanteuse-auteure-compositrice malienne semble un taureau rendu furieux par une banderille et cherchant une sortie dans l’arène. L’artiste sort rapidement un CD de son sac. On se dit qu’il s’agit sûrement de son dernier opus, Beautiful Africa.

C’est mal connaître cette altruiste forcenée : l’album s’intitule Coup fatal, ovni mêlant musiques baroque et congolaise*. “Voilà ce que j’écoute en ce moment. Ce genre d’expérimentation à cheval entre les cultures me passionne. Ce monde de croisements, de partages, ce n’est plus du futur, c’est une réalité, on y est.” Et d’ailleurs, ce n’est pas non plus un hasard si la rencontre se fait au KGB : le patron est un Camerounais qui a quitté récemment la Californie pour suivre sa compagne dans la capitale belge!

Le grand Mix

Métissage : tout le credo de Rokia est là, ou presque. C’est d’ailleurs cette subtile alchimie entre tradition africaine et musique occidentale qui l’a elle-même propulsée sur le devant de la scène.

Fille de diplomate, elle a vécu une enfance nomade, partagée entre l’Arabie saoudite, l’Algérie et la Belgique. Elle dit avoir longtemps souffert de n’être ni assez européenne ni assez africaine, et ce n’est sans doute pas un hasard si la jeune fille en quête d’identité a commencé par étudier l’anthropologie.

Ce handicap est devenu une chance le jour où elle s’est amusée avec la discothèque parentale où Léo Ferré côtoyait Manu Dibango et les compositeurs classiques. En mêlant subtilement les ingrédients dans ses éprouvettes, instruments traditionnels d’Afrique de l’Ouest comme le ngoni, la calebasse ou le gros balafon et sonorités blues ou rock, l’artiste a changé ses influences en disque d’or (l’album Bowmboï, sorti en 2003, a été vendu à plus de 100 000 exemplaires).

Victoire de la musique en 2009 pour son CD Tchamantché, grand prix Sacem des musiques du monde en 2014 pour son dernier opus… Elle aimante les récompenses. Et si son aura est particulière en France, elle multiplie les collaborations un peu partout sur le globe. Fin 2010, elle composait ainsi la musique de la pièce Desdemona, à la demande du metteur en scène américain Peter Sellars.

Sans compter les innombrables tournées principalement en Amérique du Nord, en Europe et en Afrique, de cette polyglotte qui maîtrise le français, l’anglais, l’allemand et le bambara. Notre magazine l’élisait parmi les 50 Africaines les plus influentes, fin 2014, avant même de savoir qu’elle serait choisie quelques mois plus tard pour figurer aux côtés de Xavier Dolan, Guillermo del Toro et Sophie Marceau parmi les membres du jury du 68e Festival de Cannes, présidé par Joel et Ethan Coen.

A-t-elle été surprise par cette nomination ? “Un peu”, reconnaît-elle. Car même si elle a composé pour le cinéma (elle apparaît notamment dans la bande originale du film d’animation Kirikou et les bêtes sauvages), elle dit ne pas avoir beaucoup de contacts dans le petit monde du septième art.

Reste que l’artiste multidisciplinaire est une vraie cinéphile. Parmi ses derniers coups de coeur, Le Président, du cinéaste camerounais Jean-Pierre Bekolo, qui imagine Paul Biya quittant le pouvoir : un film polémique sorti en 2013 mais assez peu diffusé depuis. “Du cinéma militant mais bien fait”, tranche le membre du jury.

Elle cite Souleymane Cissé, “évidemment”, parmi ses réalisateurs préférés. Et Abderrahmane Sissako, qui préside cette année le jury de la Cinéfondation ? La chanteuse se montre un peu plus réservée. “J’ai été fascinée dans Timbuktu par l’habileté du réalisateur à utiliser les moyens du bord, en travaillant avec des acteurs amateurs par exemple.

Il y a aussi une manière très fine, très simple, d’aborder des problèmes complexes, comme lorsque l’on assiste à un conflit entre un pêcheur et un Touareg : il montre qu’on ne peut résumer les tensions dans la région à des rivalités ethniques.” D’autres éléments dans le film l’ont moins convaincue, mais elle ne souhaite pas en parler…

La pasionaria veut rester positive. Cette année, le cinéma africain est le grand absent de la Croisette. Aucun long- ou court-métrage du continent n’est présenté en compétition. Et l’on pourrait penser que la Malienne est le cache-sexe d’une sélection qui boude l’Afrique.

Mais l’artiste, si elle avoue “vivre mal” cette éclipse, préfère encore une fois positiver : “C’est déjà bien que nous soyons présents de cette manière-là”, avance-t-elle avant de s’inquiéter de l’état de l’industrie cinématographique sur son continent.

“Il y a de moins en moins de salles, d’infrastructures pour la production, et pas d’aides des États… Qu’il soit question de cinéma ou de musique, d’ailleurs, le problème est le même : nos dirigeants estiment qu’il s’agit là de divertissements et que ce n’est pas prioritaire lors de l’attribution des budgets. Ils refusent de nous concéder qu’investir dans la culture peut être rentable mais aussi bénéfique en matière d’éducation et d’intégration.”

Difficultés

Le manque de lieux de diffusion expliquerait selon elle l’absence d’éclosion de vedettes africaines reconnues par toute l’Afrique, comme Fela Kuti ou Miriam Makeba en leur temps. Et au moins en partie son propre manque de popularité sur le continent.

“Il n’y a pas de scène pour une musique expérimentale chez nous. Et les difficultés de transport nous condamnent à espacer les dates : quand je pars en tournée à partir du Mali, je peux au mieux réaliser trois concerts par semaine.” La chanteuse, qui tient à proposer des billets accessibles, confesse même avoir longtemps réalisé ces concerts africains à ses frais.

“Aujourd’hui, nous ne gagnons pas d’argent mais nous n’en perdons pas.” Elle qui se définit volontiers comme une râleuse veut surtout être “le petit grain de sel qui fait avancer les choses”. En 2009, elle a créé la Fondation Passerelle, dans laquelle elle avoue avoir investi presque tout ce qu’elle a gagné durant sa carrière musicale.

L’idée de départ ? Former de jeunes talents africains aux arts de la scène, leur fournir l’assistance dont elle aurait elle-même aimé bénéficier. Ces recrues l’accompagnent déjà régulièrement dans ses tournées, mais le projet doit bientôt prendre un nouvel essor.

D’ici à décembre, un studio et une salle de concert doivent voir le jour sur un terrain de 4 000 m2 qui borde sa demeure à Bamako. Pour que ce lieu sans équivalent au Mali voie le jour, les partenaires occidentaux de Rokia Traoré (Peter Sellars, le producteur John Parish ou le rockeur John Paul Jones) ont fait don de certains de leurs droits à la Fondation.

Le portable de la musicienne sonne. “Ma fille s’énerve, elle a 7 semaines, il faut la nourrir”, s’excuse-t-elle dans un sourire. Entre une promo bruxelloise, un studio anglais, bientôt une scène de théâtre allemande et ses projets maliens, l’artiste semble s’être définitivement trouvée, jouissant de cet équilibre instable entre Afrique et Occident.

Avant de partir, elle demande à pouvoir relire ses citations. Une manière de s’assurer aussi que son discours positif sur l’Afrique ne soit pas trahi.

source : jeuneafrique

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